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Arezki AÏT-LARBI (journaliste)

Posté par soslibertes le 9 octobre 2010

Arezki Aït-Larbi. Journaliste, initiateur du collectif SOS Libertés

« Une justice aux ordres, détournée au service d’une idéologie intolérante et liberticide « 

(El Watan Week End – 24 septembre 200190)

Arrestations de non-jeûneurs ou de chrétiens, une justice surprenante de rapidité, ambiance d’inquisition distillée jusque dans certains médias : les libertés semblent menacées. Journaliste et militant des droits de l’homme, Arezki Aït-Larbi se mobilise pour sensibiliser l’opinion publique face aux intolérances : ce dimanche, quatre chrétiens seront jugés à Larbaâ Naït Irathen, alors que les non-jeûneurs de Akbou passeront devant le juge le 8 novembre.

-Quelle est votre réaction suite au procès de mardi dernier intenté aux deux journaliers, Hocine Hocini et Salem Fellak, à Aïn El Hammam ? Vous avez été sur place lors de ce procès, que pensez-vous de la mobilisation citoyenne autour de l’affaire ?

Ce procès a révélé les dérives tragiques d’une justice aux ordres, lorsqu’elle est détournée au service d’une idéologie intolérante et liberticide. On a appris au cours de l’audience que la police judiciaire a eu l’accord du parquet avant d’interpeller les deux «délinquants». Le procureur a justifié cette expédition par le risque de les voir lynchés par la foule en colère. «Faux !», s’insurge un avocat, témoin de l’attroupement, «la seule foule en colère ce jour-là était devant le commissariat pour exiger leur libération !». Lors de leur inculpation, un magistrat du parquet a tenu des propos affligeants. En apprenant leur foi chrétienne, il leur a conseillé de «changer de pays et d’aller en Europe, car ici c’est une terre d’Islam !».

Lorsque des magistrats, censés dire le droit et veiller au respect des lois, s’autorisent des mensonges et des dérapages de café maure, cela révèle l’ampleur de la menace qui pèse sur nos libertés. Que ces dérives soient dictées par des convictions idéologiques ou qu’elles répondent aux besoins d’une provocation planifiée par des forces occultes, cela devient suffisamment inquiétant pour alerter notre vigilance. Un motif d’espoir toutefois, la spontanéité de la mobilisation citoyenne contre l’arbitraire. Près de la mosquée de Aïn El Hammam, j’ai entendu un vieillard, connu pour sa piété et sa sagesse, exprimer sa désapprobation avec colère : «S’ils ont mangé durant le Ramadhan ou s’ils ont choisi une autre religion, c’est leur problème avec leur Créateur ! Que viennent faire la police et la Justice ?»

-Comment expliquer la rapidité de la justice dans ce genre d’affaires alors que le parquet refuse de s’autosaisir dans des affaires bien plus graves, comme les scandales de corruption ?

Dans les régimes autoritaires, la justice est réduite au rôle d’appendice servile de la logique politico-policière. Avec le religieux qui a, peu à peu, squatté la place du politique, puis du judiciaire, il est plus «gratifiant» pour la carrière d’un magistrat de pourchasser des «délinquants cultuels» au nom de la religion, que de s’attaquer à la corruption au nom de la morale et des lois de la République. Dans le premier cas, les cibles sont issues des couches défavorisées de la société. Dans le second, les parrains sont au cœur du pouvoir. De hauts responsables ont été cités dans la presse pour corruption ou détournement de fonds publics. Les coupables présumés n’ont opposé aucun démenti aux accusations et la justice a détourné le regard.

-SOS Libertés a lancé, le 10 août dernier, la veille du Ramadhan, un appel au «respect des libertés de conscience». Quelle en a été la portée ? Pourquoi la «classe politique» ne s’est-elle pas solidarisée avec cette initiative ?

SOS libertés a été créé au printemps 2008, lors des persécutions de chrétiens dans l’Ouest algérien, notamment avec l’affaire Habiba K. de Tiaret qui avait défrayé la chronique. Ce Collectif, qui milite pour «le droit de chaque citoyen de pratiquer le culte de son choix, ou de n’en pratiquer aucun», est un cadre informel ouvert, un cri de ralliement qui intervient pour alerter l’opinion lorsque des libertés sont agressées. Notamment les «libertés orphelines» (comme la liberté de culte), qui ne concernent qu’une infime partie de la population et qui, par conséquent, n’intéressent pas les acteurs politiques.

A la veille du Ramadhan, nous avons appelé au respect de la liberté de conscience et demandé au gouvernement d’autoriser l’ouverture de cafés et restaurants pour permettre à ceux qui ne jeûnent pas d’exercer leurs droits dans la discrétion. Car si le musulman pratiquant est respectable, le citoyen qui ne pratique pas, ou qui a choisi une autre religion, ne l’est pas moins. A l’Etat d’organiser la cohabitation de tous, en protégeant les libertés de chacun. Avec le procès de Aïn El Hammam et les autres qui sont en cours pour «délit religieux», nous n’avons visiblement pas été entendus.

-Quelles seraient les vraies raisons de cette recrudescence de l’intolérance ? Est-ce «l’islamisation» rampante de la société ? L’excès de zèle de certains fonctionnaires ? Une «ambiance» de bigotisme imposée ou encouragée d’en haut ?

C’est un peu la conjonction de tous ces facteurs. Pour «isoler politiquement le terrorisme», le pouvoir avait tenté, dès le début des années 1990, de récupérer les mots d’ordre intégristes, avant d’en devenir le maître d’ouvrage. Aujourd’hui, le piège est en train de se refermer sur la société pour aboutir, au nom d’une «réconciliation nationale» frelatée,à la reddition de l’Etat de droit devant les injonctions des «émirs». Des barons du régime réputés pour une spiritualité de rite Johnny Walker (ce qui, par ailleurs, relève de leur liberté) multiplient les signes ostentatoires de bigoterie pour se conformer aux nouvelles normes sociales. Sur ce terreau, se sont greffées des provocations occultes sur fond de recomposition dans le sérail. Pour donner aux islamistes radicaux de nouveaux gages de «bonne foi» et conforter l’alliance national-islamiste, le pouvoir n’hésite plus, au mépris de la Constitution et des pactes internationaux ratifiés par l’Algérie, à sacrifier les chrétiens et les «mauvais» musulmans, considérés comme des «déviants», dont l’existence même est vécue comme une «offense aux principes de l’Islam».

-Certains pensent qu’après plus de vingt ans de lutte sécuritaire contre l’intégrisme, il semble que ce dernier ait idéologiquement remporté la partie. Qu’en pensez-vous ?

En effet, la défaite militaire du terrorisme s’est paradoxalement soldée par une victoire idéologiquede l’intégrisme. Outre des référents idéologiques communs et des passerelles entre le pouvoir et les islamistes, cela renvoie aussi à une prédisposition pathologique du système à récupérer les slogans de ceux qui le contestent avec le plus de virulence, pour se perpétuer. Pour rétablir l’équilibre et imposer le respect de la diversité dans une société plurielle, une seule voie : la lutte sur le terrain. C’est une erreur de croire à un miracle du «segment moderniste» de l’armée pour restaurer les libertés. Il n’y a rien à attendre non plus des puissances occidentales, plus sensibles aux vertus du négoce qu’à la défense de libertés hors de leurs frontières.

-Le verdict des deux journaliers a été fixé au 5 octobre : une date symbole. Y voyez-vous un quelconque message de la part des autorités ?

Si message il y a, il est sans doute involontaire. Lorsqu’un corps comme celui de la magistrature assume une déchéance aussi affirmée, il ne s’encombre pas de subtilités.

Bio express :

Militant du printemps berbère, Arezki Aït-Larbi a été arrêté le 20 avril 1980 et déféré à la cour de sûreté de l’Etat avec 23 autres personnes. En 1981, il est de nouveau arrêté à l’université d’Alger et passera huit mois en prison. Membre fondateur de la première Ligue algérienne des droits de l’homme, il est arrêté une nouvelle fois en juillet 1985 et inculpé d’atteinte à l’autorité de l’Etat. En février 1989, il est parmi les fondateurs du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD).

Il démissionne de ce parti en octobre 1991 et entame une carrière de journaliste à L’Hebdo Libéré, puis à Ruptures. Après l’assassinat de Tahar Djaout en mai 1993, il crée, avec un groupe d’artistes et d’intellectuels, le Comité vérité, qui émet des doutes sur la thèse officielle attribuant l’attentat au GIA. Correspondant de plusieurs publications étrangères, notamment Le Figaro, Ouest-France et le Los Angeles Times, les autorités lui refusent une accréditation officielle depuis 1995. On lui doit, l’été dernier, l’ouvrage de témoignages sur le printemps berbère, Avril 80.

Adlène MEDDI

Publié dans Arezki AIT-LARBI (journaliste), INTERVIEWS | Pas de Commentaire »

Cheikh Khaled Bentounès (chef de la Tariqa Alawiya)

Posté par soslibertes le 28 août 2009

 

 

Cheikh Khaled Bentounès

« Lier un habit à la foi, c’est dangereux »

 

Par Mustapha Benfodil, Tayeb Belghiche

 

Ce sont deux heures de haute spiritualité que nous aurons passées en compagnie de cheikh Khaled Bentounès, que nous avons eu le plaisir de recevoir dimanche dernier à la rédaction d’El Watan. Au-delà des aspects polémiques suscités par l’homme et ses positions sur telle ou telle question relative aux choses de la religion, lui qui s’est imposé comme ligne de conduite de concilier tradition et modernité, mystique et maïeutique envers et contre tout, il nous semble que la parole d’une personnalité comme le chef de la tarîqa alawiya est très utile au débat sur la place de la religion dans notre société. Depuis la tenue du colloque de la alawiya du 25 au 31 juillet dernier, colloque qui était le « clou » de de la célébration du centenaire de la tarîqa alawiya, les réactions s’enchaînent sur les opinions hardies exprimées au cours de cet important rendez-vous spirituel et scientifique. Il nous a paru pertinent de revenir avec plus de détails et, surtout, plus de sérénité, sur ce colloque et de développer avec cette illustre personnalité intellectuelle, quelques-unes des idées-force de la pensée soufie.

 

El Watan : L’événement de cet été, pour votre confrérie, a été la célébration du centenaire de la tarîqa alawiya et le colloque qui l’accompagnait. Etes-vous satisfait, cheikh Bentounès, du déroulement des travaux de ce colloque ? Quel bilan pourriez-vous en esquisser ?

Cheikh Bentounès : Satisfait, oui, je le suis. C’est un colloque qui a tout de même rassemblé 6500 personnes. C’est un chiffre sûr, on le sait, parce qu’il y avait des badges et des bracelets qui ont été confectionnés à l’intention des participants. On le sait également par le nombre de repas qu’on a servis. Donc, c’est quelque chose qui est avéré. On est arrivés exactement à 6562 participants venus de 38 pays. Ce qu’il y a lieu de retenir, c’est que ce colloque s’est déroulé dans le calme et la sérénité, dans un climat détendu. Les gens qui sont venus ont vu un Islam d’espérance, comme on le souhaitait. Le débat était ouvert, les échanges se sont faits à tous les niveaux, du plus subtil au plus banal. Il y a eu 35 ateliers autour de thèmes dont on ne pouvait même pas imaginer qu’une zaouïa pouvait les aborder. Des thèmes comme « La thérapie de l’âme », par exemple, qui a attiré énormément de monde, ou encore le thème « Management, éthique et tradition », c’est-à-dire comment une voie soufie peut mêler spiritualité et management.


Bien que de haute facture, ce colloque vous a valu quelques attaques malveillantes de la part aussi bien de certaines figures des milieux confrériques que de partis islamistes (El Islah en particulier), du Haut-Conseil islamique (HCI) et des ulémas. Ces critiques ont porté principalement sur deux points : vos déclarations sur le hidjab et les miniatures illustrant votre dernier ouvrage, Soufisme, l’héritage commun. Qu’aimeriez-vous répondre à vos détracteurs?

J’aimerais leur dire d’abord que la moindre des choses aurait été de lire mon livre avant de l’accabler. Comme le dit l’adage, on ne peut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. C’est aussi l’arbre qui cache la forêt. Ce qu’on ne souhaite pas divulguer, surtout, c’est autre chose que les miniatures. Il y a des photos du patrimoine musulman qui font partie de cette mémoire de l’héritage islamique comme le tombeau de Sayida Khadidja, la mère des croyants, ou la maison du Prophète (Que Le Salut d’Allah soit sur Lui) dans laquelle il a vécu à La Mecque avec Sayida Khadidja, ou encore le lieu où fut conclu le premier serment des gens de Médine envers le Prophète, qui s’appelle Bayâte al Aqaba, ainsi que les tombes des martyrs des batailles de Badr et de Ouhoud qui ont été détruites. Au total, il y a dans cet ouvrage quelque 844 documents.


Par qui ce patrimoine a-t-il été détruit ?

Et pourquoi surtout… Nous assistons à une mainmise sur l’histoire de l’Islam effaçant la mémoire de tout ce qu’il y avait avant. Ces gens qui s’en sont pris à mon livre, ils l’ont condamné, c’est différent. Entre critiquer et condamner, il y a une différence. En s’appuyant sur quoi ? Sur des fatwas de quels oulémas ? Ce sont des oulémas qui préconisent la destruction du tombeau du Prophète lui-même et qui jusqu’à aujourd’hui disent : n’allez pas à Médine. Et on prend ces fatwas-là alors que nous avons nos propres oulémas, nos propres traditions. L’Islam maghrébin est un Islam d’ouverture et de dialogue.


Par exemple, sur cette Une d’El Khabar Hebdo, Mohamed Ben Brika de la tarîqa qadiriya vous prend à partie en disant « Khaled Bentounès a porté atteinte à la personne du Prophète »…

Mais il reconnaît aussi n’avoir pas lu le livre. Au demeurant, il ne représente que lui-même. Les gens sont beaucoup plus nuancés que cela. Et puis, il y a eu un amalgame qui a été fait par certains entre « miniatures » et « caricatures »… Le premier article paru présentait les choses comme cela. Mais les caricatures, c’est quelque chose qui a stigmatisé l’Islam… C’est humoristique, certes, mais c’est aussi une façon de se moquer d’autrui. Mais les miniatures, il suffit d’aller sur internet et de taper « miniatures musulmanes » pour voir surgir des milliers d’œuvres. Dans ce cas-là, il faudrait aussi faire un procès au musée de Topkapi d’Istanbul. A Kaboul, on a détruit des miniatures alors que l’école de Kaboul a été la première école de miniatures dans le monde musulman et que l’Islam a pénétré l’Asie grâce aux miniatures. Où va-t-on comme cela ? C’est l’Islam de ces gens-là qui est une caricature. Moi je ne leur réponds rien, je leur dis merci et je vais me préparer au bûcher parce que vous n’avez encore rien vu…


Vous auriez déclaré que le hidjab n’est pas une obligation religieuse. Pourriez-vous clarifier cette réflexion ?

Moi je suis contre le hidjab qui est dans la tête, pas sur la tête. Enlevez le hidjab, vous êtes en train de lier un habit à la foi, c’est dangereux. Parce que d’abord, le hidjab, chez nous, existait déjà. Il était de l’ordre de la culture locale. En Kabylie, il y avait une façon de le porter ; à Mostaganem, il y avait une autre façon de le mettre ; dans le Sud, c’est carrément l’homme qui le porte, c’est le taguemoust ou le litham. En Iran, c’est le tchador. A Oman, c’est le niqab. Et c’est la m’rama en Tunisie, la djellaba au Maroc, le boubou au Sénégal et en Afrique du Sahel, le sari chez la musulmane indienne. Ces gens-là croient que l’Islam est à leur niveau. Ce qu’ils voient autour d’eux, c’est ça l’Islam, un modèle unique. Qui, parmi les femmes du Prophète, a porté le hidjab que portent nos filles aujourd’hui ? Il faut savoir qu’il y a une historicité du hidjab, il y a un contexte de révélation. Avant tout, éduquez la femme parce que le meilleur des comportements et le meilleur des vêtements, c’est la pudeur, que ce soit pour l’homme ou pour la femme. Je ne vois pas pourquoi on autorise l’homme à porter ce qu’il veut et pas la femme. Il y a un conditionnement par la force. Au lieu de nous occuper des questions fondamentales dans un monde en proie à des crises financière, climatique, alimentaire, à une crise de sens, au lieu de se préparer aux défis de demain, au lieu d’être des sociétés de proposition, nous sommes constamment dans le déni, retranchés derrière des arguments étriqués en jetant la pierre à l’Occident. Jusqu’à quand ? Ce langage ne tient pas la route. Et moi, si je dérange, eh bien, je dérange ! Tant pis ! Mais je continuerai à tenir ce discours, quoique j’aie assez payé pour cela. Mon père est allé en prison à cause de cela.


Pensez-vous que le wahhabisme va continuer à faire des dégâts au sein de notre société ? Comment les zaouïas pourraient-elles contribuer à contrer cette mouvance ?

C’est le travail de toute la société, ce n’est pas l’affaire exclusive des zaouïas. Il faut que notre société prenne conscience de ces enjeux et qu’elle apprenne à être responsable. Les Algériens, moi, je ne les prends pas pour des débiles, des imbéciles ou des mineurs. L’âme algérienne est une âme rebelle. C’est une âme mystique. L’Algérien vous donne tout. Je connais mon peuple, oui, il est perfide, mais c’est parce qu’on a toujours joué avec lui, on n’a jamais été sincère avec lui. Mais quand on est sincère, le peuple vous donne tout ce qu’il possède.


Votre engagement résolu en faveur d’un Islam d’ouverture, conciliant tradition et modernité, vous vaut, nous le disions, de franches inimitiés de la part des milieux conservateurs. Concrètement, comment entendez-vous avoir raison de ces «résistances»?

Nous sommes obligés de faire un constat : si nous maintenons cette situation où chacun baisse les bras, où chacun se laisse faire, où l’élite intellectuelle, politique, économique de ce pays fait dans le « chacun pour soi », on ne s’en sortira pas. Si ce congrès international (de la tarîqa alawiya) a réussi, c’est parce qu’il était mené avec méthodologie et un travail de fond. C’est parce que nous avions une vision. Accueillir 6500 personnes n’était pas une mince affaire, mais on l’a fait à travers une organisation judicieuse, inspirée de nos traditions. Le Prophète lui-même s’était illustré par sa gestion du temps. Qui se préoccupe aujourd’hui de la gestion du temps dans le monde musulman ? L’islam, c’est la religion de la logique et du bon sens. C’est avant tout une affaire de akhlaq (morale). « J’ai été envoyé pour anoblir les caractères », disait le Prophète. Cela veut dire que, avant moi, il n’y avait pas le vide et qu’il s’agit simplement de parfaire les choses. Le Prophète n’a jamais prétendu faire table rase de la société qoraïchite ni de la société arabe qu’il avait trouvées. Il s’habillait comme les Arabes de son époque, il mangeait comme les Arabes de son époque, il avait même les coutumes et les mœurs de son époque. Mais de ces Arabes est sorti un message extraordinaire qui, en 70 ans, est arrivé jusqu’en Europe. Jusqu’à Poitiers, en France. Et de l’autre côté, jusqu’aux océans Indien et Pacifique. Il n’y avait pas les moyens actuels. Comment neuf personnes ont-elles répandu l’Islam en Indonésie ? C’était des saints soufis. Aujourd’hui, c’est le plus grand Etat musulman du monde avec 225 millions d’âmes. Jamais aucun Sahabi (compagnon du Prophète) n’est allé en Indonésie. Ils sont venus avec la tarîqa qadiriya et,surtout, avec l’amour du prochain. Ils ont simplement dialogué avec les gens jusqu’à les convaincre. De voir dans la grande mosquée de Djakarta qui est la plus grande mosquée du monde avec 10 hectares, qui accueille 125 000 priants et priantes, de voir donc l’imam au milieu, à droite les hommes, à gauche les femmes, sur la même ligne, permettez-moi de vous dire que ça impressionne. On voit que les Indonésiens et les Asiatiques ont compris et que les pays arabes n’ont toujours pas compris et qu’ils parlent encore de ceci et de cela… L’islam a donné des multitudes de Rabia Al Adawiya, des femmes avec une spiritualité extraordinaire. Un jour, on a vu Rabia Al Adawiya courant dans le désert avec un fagot sous le bras et un sceau sur le dos. On lui a dit : « Mais où est-ce que tu vas avec ça ? » Elle a dit : « Je vais avec ce fagot de bois brûler le Paradis, et avec ce sceau d’eau éteindre l’enfer, ceci afin que plus personne n’adore Dieu par crainte ni par désir du Paradis, mais uniquement par amour de Dieu. » Moi je conseille au ministre des Affaires religieuses de rajouter au passeport un petit calepin de pointage pour consigner qui va à la mosquée le vendredi, comme ça au moins, on aurait un petit bonus. Je demanderais pareillement à nos frères saoudiens de consigner combien de fois ils ont fait le hadj et la omra. C’est un investissement, le pèlerinage coûte cher. Au moins, quand on nous enterre, on nous met ça dans la tombe pour le âdab el qabr (le supplice du sépulcre). Quand les anges viendront, on leur montrera le passeport comme quoi j’ai 1200 djoumouâ dans mon pedigree, j’ai tant de hadj… Je sais que pour ce que je dis là, ils vont me dresser un bûcher comme au temps de l’Inquisition (rires)…


Qu’est-ce que c’est qu’être soufi aujourd’hui, en définitive, cheikh Bentounès, au XXIe siècle ?

Moi je pense qu’être soufi au XXIe siècle, c’est être véritablement citoyen du monde. C’est ne se référer ni à la nationalité, ni à la race, ni même à la religion. C’est prêcher cette fraternité adamique. Quand vous prenez un chapelet, le chapelet est fait de grains. Nous ne faisons jamais attention au fait que ces graines sont reliées entre elles par un fil et ce fil, on ne le voit pas. Le soufi, aujourd’hui, doit être le fil de notre société qui unit les différentes gens. Et cela nécessite un travail sur soi. D’abord, mêle-toi de tes affaires au lieu de te mêler des affaires des autres. Et aussi introduire la sacralité dans notre vie. Et la miséricorde car le chemin mohamadien est un chemin de miséricorde.


Que diriez-vous du rapport entre soufisme et politique et de la place du soufi dans la cité, des questions relatives au pouvoir…Le soufi doit-il se mêler de politique ?

La politique fait partie de la société humaine. Le soufi ne doit pas pratiquer la politique politicienne, qui est la politique du mensonge. Nous avons toujours dit qu’il n’y a pas de lien politique entre nous. Ce sont d’autres liens qui nous unissent, des liens de fraternité. Que vous soyez de ce parti ou de cet autre parti, cela ne regarde que vous.


Vous confirmez que la alawiya est apolitique.
..

Elle doit l’être. Les zaouïas doivent se conformer à ce principe. Cela n’empêche pas que les soufis sont des citoyens ; ils doivent jouer leur rôle en votant, en décidant, mais pas au nom d’une tarîqa. Même moi, je n’ai pas le droit d’engager la tarîqa. Pourquoi ? Parce que les partis changent. Même le parti communiste qui a occupé la moitié de la Terre a disparu. L’Union soviétique, où est-ce qu’elle est aujourd’hui ? Mais la voie de Dieu, elle, reste. Elle restera éternellement. Les zaouïas sont des espaces de dialogue, des espaces qui doivent être là pour la moussalaha (conciliation). Chacun a le droit d’aller dans une zaouïa, même un athée. C’est chez lui. La zaouïa, c’est la maison de Dieu pour toutes les créatures de Dieu. On ne peut pas dire à quelqu’un qui vient dans une zaouïa « tu n’es pas de mon parti » ou bien « tu n’es pas de ma tarîqa » ou « tu n’es pas de ma religion »… C’est inadmissible !


D’où le titre de votre livre, La Fraternité en héritage…

Eh bien, c’est tout ce que m’a laissé mon père ! Il est mort à 47 ans dans l’humiliation. On l’a mis sous terre dans un cachot de deux mètres carrés, on a confisqué tous les biens de la zaouïa, on a brûlé des centaines de livres, mais al hamdou lillah, cela nous a rendus encore plus forts par le fait même que cela nous a rendus plus proches de ceux qui souffrent. Moi je ne veux régler mes comptes avec personne. Tout ce que je dénonce, c’est la bêtise d’où qu’elle vienne, des juifs, des chrétiens, des Américains, des Chinois, qu’elle vienne de mes propres frères… La bêtise humaine, y’en a marre ! Arrêtons de jouer à ce jeu malsain des intérêts en opposant les uns aux autres par le religieux, par l’affectif, et en surfant sur la sensibilité des gens avec l’émotionnel. Arrêtons cette religiosité théâtrale. Moi je suis pour une éducation d’éveil et de responsabilité. Que ce soit en Occident ou ailleurs, c’est la pensée soufie qui triomphe parce qu’elle est avant-gardiste, qu’on le veuille ou pas. Parce qu’elle prêche la tolérance, parce qu’elle ne porte pas de jugement sur les autres. Elle accepte les gens tels qu’ils sont. La première chose qu’elle nous apprend, c’est d’accepter l’autre tel qu’il est. Parce qu’elle est une créature de Dieu et que Dieu a anobli les fils d’Adam : « Wa lakad karamna bani Adam. » (Et nous avons anobli les enfants d’Adam). Ce n’est pas par la contrainte qu’on convertit les gens, « la ikraha fi dine ». Point de contrainte en religion. Imposer une religion, c’est complètement débile. Ou alors il faut enlever tous ces versets coraniques. On nous parle de l’Etat islamique et on nous dit : « Le Coran c’est le doustour. » (Le Coran est la Constitution). Quel doustour ! La constitution change et évolue par rapport à la société. Comment faire du Coran une Constitution ? C’est quoi cette fable ? Pour anesthésier les gens avec Le Livre de Dieu ? Le Coran est une lumière. Il ne peut pas être le doustour de qui que ce soit. Il n’est l’apanage de personne, ni d’un prince, ni d’un roi, ni d’un président, ni d’un clan, ni d’une école. C’est Le Livre de Dieu.

Que pensez-vous du courant dit « coraniste » qui renie la charia et dont le frère de Hassan El Banna est l’une des figures de proue en Egypte ?

Nous, Ahl al Sunna wal Jamaâ, nous avons un patrimoine inestimable. Moi, quand je lis la charia, je l’interprète comme une voie extraordinaire d’ouverture. Hélas, à partir d’une certaine époque, il y a eu un rétrécissement des esprits dans le monde musulman. Savez-vous qu’il y avait 52 écoles de pensée et de fiqh à Baghdad ? Il n’en reste plus que quatre et bientôt, même ces quatre, elles vont disparaître et il ne restera plus que la doctrine wahhabite. On aura ainsi atteint le sommet de l’abrutissement généralisé. Aujourd’hui, ces gens nient la philosophie alors que la philosophie grecque est passée en Occident grâce aux musulmans. Mais n’oubliez pas que c’est l’Inquisition qui a amené la Renaissance…

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Repères :

1949 : Naissance de Khaled Adlen Bentounès à Mostaganem.

1962, le 5 juillet : Le jeune Khaled Bentounès est désigné pour hisser le drapeau national le jour de l’indépendance dans sa ville natale. Le jeune garçon reçoit d’abord un enseignement traditionnel dans la zaouïa familiale avant de partir en Europe étudier l’histoire et le droit.

1971 : Son père, El Hadj El Mahdi Bentounès, est assigné à résidence à Jijel après avoir été emprisonné.

1975, le 24 avril : Décès de son père à l’âge de 47 ans. Khaled Bentounès vivait alors en Europe où il était dans le prêt-à-porter. Il délaisse son affaire et devient le 4e guide de la confrérie alawiya après le cheikh Ahmed Benalioua, fondateur de la tarîqa (1869-1934), le cheikh Adda Bentounès, son grand-père (1898-1952), et son père El Mahdi Bentounès (1928-1975).

1989 : Le cheikh Bentounès est reçu au Vatican par le pape Jean-Paul II.

1991 : Il crée l’association des Scouts musulmans de France.

1999 : Il crée l’association Terres d’Europe qui va organiser avec l’Unesco un colloque sur le thème « Pour un Islam de paix ».

2001 : Khaled Bentounès lance un cycle intitulé « Thérapie de l’âme ».

2003 : Il est membre fondateur du Conseil français du culte musulman. Il crée à Mostaganem la fondation Janatu El Arif – Centre méditerranéen pour le développement durable. Parmi ses nombreux ouvrages : Soufisme cœur de l’Islam (La table Ronde, 1996), L’homme intérieur à la lumière du Coran (Albin Michel, 1998). Vient de paraître : La Fraternité en héritage (Albin Michel, 2009) et Soufisme, l’héritage commun (ed. Zaki Bouzid, 2009).


« Je ne suis pas un franc-maçon ! »

Certains écrits colportés par le Net présentent la confrérie alawiya comme une loge maçonnique. Ce qui fait sourire cheikh Bentounès, qui nous invite à venir à Mostaganem et enquêter par nous-mêmes sur cette prétendue connivence entre la confrérie chadhiliya-alawiya et la franc-maçonnerie. « Si j’étais maçon, je l’aurais dit », tranche Khaled Bentounès, avant de marteler : « Je ne suis pas maçon. Je suis invité… Je donne des conférences, mais je ne suis pas maçon. Je n’ai rien à cacher. Si je l’étais, je le dirais, un point c’est tout ! Je n’ai pas besoin d’être maçon. Ce que j’ai me suffit. »

Une académie soufie et une grande mosquée à Paris

Parmi ses projets, cheikh Khaled Bentounès a évoqué la création d’un institut islamique d’obédience soufie, en collaboration avec les grandes universités religieuses du monde musulman, notamment El Azhar (Le Caire), la Zitouna (Tunis) et El Qaraouiyine (Fès). « Il s’agit de s’ouvrir à la pensée active en dispensant aux jeunes une formation à la fois littéraire, religieuse, scientifique et philosophique prodiguée par des universitaires et des professeurs de haut niveau », explique le guide de la tarîqa alawiya. Il a souligné que la célèbre université d’El Azhar sera un partenaire entier du projet en mettant à la disposition de cette académie des maîtres d’obédience soufie. « Il y a un puissant courant soufi à El Azhar », souligne cheikh Bentounès. Concernant le financement de cette académie, cheikh Bentounès a affirmé qu’il en avait parlé au président Bouteflika qui s’est aussitôt engagé à soutenir le projet. « J’en ai parlé à Monsieur le président de la République en 2007. Je lui ai dit voilà, est-ce qu’on le fait ici ? Parce qu’il y a des frères qui m’ont dit nous sommes prêts à le faire avec vous. Et vous savez bien qu’on est capables de le faire dans d’autres pays que l’Algérie. J’ai dit est-ce qu’on le fait ? Il m’a répondu : « Yendar fi bladou. » Il sera implanté ici », confie Khaled Bentounès. Le chef de la confrérie alawiya a évoqué par ailleurs un autre projet d’envergure dont il est l’un des principaux initiateurs. Ce projet consiste en la construction d’une grande mosquée à Paris, dans le quartier de la Goutte d’Or (18e arrondissement, près de Barbès). « Ce sera la future mosquée du XXIe siècle », promet le cheikh Bentounès.

Islam et laïcité : l’éternel malentendu

Question récurrente qui revient immanquablement dans le débat sur la place du religieux dans la cité : l’Islam est-il soluble dans la laïcité ? « Faux débat », rétorque Khaled Bentounès. Mauvaise problématique. Pour cause : « L’Islam n’a pas d’Eglise », insiste-t-il. « Il n’a pas de papauté, pas de clergé. » « Chaque musulman est responsable de ses actes devant Dieu. » Et de faire remarquer que « la laïcité à la française est spécifique à la France. C’est lié à la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Maintenant, qu’il y ait une division entre le religieux et le politique, moi je crois que l’Islam est pour ». Le chef de la alawiya estime que la sphère du religieux, « c’est l’éducation d’éveil afin que les êtres puissent vivre en harmonie avec le divin et avec leurs semblables », tandis que l’Etat « s’occupe de la gestion de la société ». Mais, regrette-t-il, « les gens ne comprennent pas : chez nous, quand on dit « laïki », ça veut dire « kafer » carrément ». Questionné sur le lien organique entre les lois et codes promulgués et le « gisement biblique » dans lequel elles puisent leur matière, Khaled Bentounès souligne que toutes les législations du monde ont pour matrice première les textes sacrés. « Prenez le code civil en France. Le code Napoléon s’inspire de la Bible. Les codes américains s’inspirent également de la bible. Personne ne peut nier que les lois qui gouvernent les Etats les plus modernes du monde sont d’inspiration religieuse », dit-il, avant de noter : « Mais la Bible elle-même puise dans des textes anciens comme le code Hammourabi (roi babylonien). » Et de faire observer : « Mais combien il y a de versets qui traitent de la charia dans le Coran ? Ils sont au maximum 400 sur 6614. Alors, et le reste, il parle de quoi ? » Cheikh Bentounès indique au passage que le premier traité de charia n’a vu le jour que deux siècles après la mort du Prophète. Il s’agit de Rissala fi Oussouli el Fiqh (épître sur les fondements du droit religieux) de l’imam Al Chafiî (767-820).

300 millions de soufis dans le monde

Selon cheikh Khaled Bentounès, dans le monde musulman, les soufis représentent 20% de l’ensemble des fidèles de culte musulman, estimés à 1,5 milliard. « Ainsi, une simple opération arithmétique révèle qu’il y a quelque 300 millions de personnes rattachées à des voies soufies dans le monde », déduit cheikh Bentounès. Et d’ajouter que l’Egypte à elle seule compte quelque 15 millions d’adeptes des confréries religieuses. En Algérie et dans le Maghreb, ce que d’aucuns appellent « l’Islam confrérique » jouit aujourd’hui encore d’une popularité appréciable. Et même s’il n’existe pas de statistiques fiables sur les zaouïas, on sait que celles-ci ont un ancrage social indéniable. Parmi les voies mystiques les plus populaires en Algérie, citons la qadiriya, la tidjaniya, la alawiya, la rahmania ainsi que la tarîqa aïssawiya.

244 manuscrits soufis détruits par l’armée américaine à Falloudja

Au cours de la longue interview qu’il nous a accordée, le cheikh Khaled Bentounès nous a livré ce témoignage poignant qui résume à lui seul la barbarie américaine en Irak : « J’ai rencontré des frères irakiens soufis venus de Baghdad, de Kirkouk et de Falloudja. C’est terrible ce qu’ils ont vécu, surtout ceux de Falloudja. Vous savez qu’on leur a incorporé une puce dans la pupille et une autre dans la peau, de sorte qu’un satellite puisse les suivre partout où ils vont. L’un d’eux avait été détenu à Abou Ghraïb, et pendant 11 jours, il était enfermé dans un cercueil, sans eau, sans nourriture, dans le noir absolu. Et la zaouïa al alawiya à Falloudja, un missile l’a détruite et ils (les Américains, ndlr) ont brûlé 244 manuscrits anciens parmi les plus vieux manuscrits que nous avions dans la zaouïa. »

El Watan – 12 août 2009

 

Publié dans Cheikh BENTOUNES (Chef Zaouia Alawiya) | Pas de Commentaire »

Interview Mohamed HACHEMAOUI

Posté par soslibertes le 2 mai 2009

Interview (publiée en 2 parties par El Watan du 29/04/2009 et du 02/05/2009)

Mohamed Hachemaoui (Spécialiste en sociologie politique)

« L’autoritarisme algérien ne s’embarrasse plus des formes »

Par Mustapha Benfodil

Mohamed Hachemaoui est un éminent (et néanmoins jeune) chercheur en sociologie politique (lire notice biographique). Dans cet entretien que nous publions en deux parties, il décortique la structure du régime algérien, dresse une véritable généalogie de l’autoritarisme en Algérie et met en exergue le travail de fond accompli par l’équipe des réformateurs à la fin des années 1980 avant que le « collège des prétoriens » comme il l’appelle, ne se réapproprie le pouvoir pour le confier en 1999 à l’un des architectes « archétypaux » du système : Abdelaziz Bouteflika.

Que vous inspire, pour commencer, le score de 90% obtenu par (ou attribué à, c’est selon) Abdelaziz Bouteflika à la dernière élection présidentielle ?

Les gouvernants algériens, grisés par la consolidation de l’autoritarisme au moins autant que par l’agenda de la « war on terror », ne s’embarrassent désormais même plus des formes. La fin de la guerre froide a fait perdre aux régimes autoritaires d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine l’appui extérieur qu’ils avaient auprès des grandes puissances, rendant leur transition vers la démocratie mieux négociable. Les régimes arabes, c’est ici plus qu’ailleurs que réside leur exception, n’ont pas perdu leurs soutiens stratégiques. Trois ordres de raisons expliquent cette résilience : le pétrole, la sécurité d’Israël et le « péril vert ». Le 11 septembre 2001 a considérablement renforcé cette situation. La « guerre contre la terreur », la guerre civile en Irak, les scandales d’Abou Ghraïb et de Guantanamo, la victoire électorale du Hamas palestinien renforcent cette perception, contribuant à la consolidation des régimes autoritaires ici comme dans le reste du monde arabe. C’est la doctrine du « double standard », théorisée pour la première fois par l’universitaire néo-conservatrice américaine Jeanne Kirkpatrick, représentante des Etats-Unis à l’ONU, au début des années 1980, distinguant deux types de dictatures : « left-wing » et « right-wing ». Le chef de la délégation envoyée par l’OSCE pour observer l’élection présidentielle d’avril 2004 a qualifié celle-ci de « conforme aux standards européens » ! L’Algérie est par ailleurs un marché important, la facture des importations a atteint 40 milliards de dollars en 2008. Dans le contexte de la crise économique mondiale, ce facteur a de quoi faire de l’ombre à l’exigence de réformes.

Sommes-nous entrés désormais dans le club des régimes « très autoritaires » ?

L’analyse du type « la République en lutte contre l’intégrisme » est un récit idéologique qui ne résiste pas à l’épreuve des faits. Un régime autoritaire est par définition un « système de pluralisme limité et non responsable ». Nous sommes sous un régime autoritaire de type prétorien depuis l’indépendance, c’est-à-dire un régime dans lequel un groupe de militaires contrôle le politique et l’économique. Le pays a cependant connu à la fin des années 1980 une entreprise de réformes qui a tenté une sortie du régime autoritaire. Mais ce processus de libéralisation à la fois politique et économique, unique dans le monde arabe, a été enterré avec l’éviction des réformateurs début juin 1991, c’est-à-dire au moment précis où le soutien international qui leur faisait jusque-là cruellement défaut commençait à se dessiner avec l’appui apporté par le FMI aux réformes du gouvernement Hamrouche. La manipulation – spécialité de l’appareil de coercition – des radicaux du FIS – parti, soit dit en passant légalisé par les prétoriens trois jours avant la nomination du gouvernement des réformateurs en violation de la loi préparée par le « groupe des réformes » – a servi de prétexte vendable aux « démocrates » locaux mais surtout aux capitales occidentales à commencer par Paris – leur principal appui. Les prétoriens étaient les principaux perdants des réformes économiques et politiques engagées. La « grève insurrectionnelle » du FIS devait servir de prétexte pour avorter la réforme constitutionnelle du régime avant que celle-ci ne puisse atteindre le point de non retour, c’est-à-dire ce moment où plus aucun appareil ne soit en mesure de revenir au statu quo ante. La dernière opération électorale, couronnant le processus de survie puis de consolidation de l’autoritarisme entamé depuis l’éviction des Réformateurs, signe précisément l’achèvement de ce retour aux anciennes règles du jeu. Le faux-semblant, entretenu consciemment ou pas par le ‘‘discours républicain’’, est bel et bien terminé.

Je voudrais analyser avec vous la structure du régime algérien et son évolution. Il est vrai que l’autoritarisme est une marque de fabrique du régime depuis 1962. D’après vous, sur quoi repose cet autoritarisme ? Pour être plus précis, comment a évolué la place de l’institution militaire dans l’ossature du pouvoir en Algérie ?

« Les revenus de l’Etat sont l’Etat », disait, à la fin du XVIIIe siècle, Sir Edmond Burke. L’Etat algérien est rentier. Plus de 75% de ses revenus proviennent de la fiscalité pétrolière. La mise en place de l’Etat rentier remonte à la fin des années 1960. La science politique définit l’Etat rentier comme celui qui tire une part substantielle de ses revenus sous forme de rentes extérieures. Pour qualifier un Etat de rentier, le gouvernement doit être le récipiendaire direct des rentes extérieures. Tel est précisément le cas avec le pétrole et le gaz : leurs prix sont fixés par le marché international et les revenus tirés de leurs exportations sont versés (en théorie) directement au gouvernement. En pratique, une partie de ces revenus peut être détournée par des gouvernants kleptocrates. Lorsque le capital extérieur est versé dans les coffres de l’Etat avant de circuler dans l’économie intérieure, comme cela est précisément le cas de l’Algérie, l’Etat devient alors financièrement autonome des groupes productifs domestiques. Cette formule a permis au colonel Boumediène de construire son leadership et de neutraliser ses pairs prétoriens du « groupe d’Oujda ». La théorie politique considère que l’impôt conduit au gouvernement représentatif selon la formule américaine « no taxation without representation ». Un gouvernement qui puise l’essentiel de ses ressources budgétaires de l’imposition directe de ses gouvernés est tôt ou tard contraint par ces derniers de rendre des comptes. La taxation, en instaurant une relation de dépendance de l’Etat à l’égard de la société, favorise l’institutionnalisation des principes démocratiques de base : la représentation politique et l’imputabilité publique (« accountability »). C’est là le sens de la formule « pas d’imposition sans représentation ». Les gouvernants de l’Etat rentier algérien, pour éviter coûte que coûte l’instauration de cette mécanique au principe de la démocratie représentative, épargnent à leur population les charges de l’imposition fiscale en vertu d’un compromis politique tacite : « pas de taxation, pas de représentation ». Aussi, pour éviter le conflit social et ses politisations, le gouvernement de l’Etat rentier recourt-il en priorité à la distribution des revenus de la rente en allocation de biens et services, celle-ci jouant d’instrument de compensation de l’ordre autoritaire. L’échange de l’allocation contre la loyauté est d’autant plus indispensable au régime que ce dernier est habité depuis la fin des années 1980 par une profonde crise de légitimité. La rente renforce ainsi l’autonomie du gouvernement en s’employant à éliminer les pressions économiques des divers groupes sociaux. La disponibilité de la rente pétrolière et l’autonomie du gouvernement par rapport aux groupes productifs nationaux signifient que l’Etat rentier n’a, en définitive, pas besoin de renforcer les secteurs productifs domestiques. Le contre-choc pétrolier survenu à partir de 1985, en provoquant une sévère crise fiscale de l’Etat, met à nu le système. La crise provoque une fissure dans le bloc du pouvoir.

Et quels sont les principaux groupes qui ont commencé à se distinguer ?

Deux principaux groupes se distinguent alors : l’appareil du parti, qui détient le monopole du discours idéologique, a des relais dans le gouvernement (les postes de la Justice, de l’Education, des Moudjahidine, des Affaires sociales) ; le cabinet présidentiel, qui détient le pouvoir réel, contrôle, outre l’armée et les services de sécurité, les ministères de l’Intérieur, des Finances, du Commerce, le monopole des importations, les banques, Sonatrach, etc. Le cabinet présidentiel est formé exclusivement de militaires. Il comprend, outre le président Chadli, le secrétaire général et directeur de cabinet de la Présidence, Larbi Belkheir, les principaux patrons de l’armée et des services de sécurité. L’appareil du parti entend, en dépit de la crise, poursuivre sur la voie du « socialisme », autrement dit de l’allocation des revenus de la rente, refusant toute réforme du système. Le cabinet présidentiel, proche des milieux de l’affairisme, entend, lui, en finir avec l’appareil du FLN et entreprendre une sorte d’« autoritarisme libéralisé ». Il projette d’opérer un transfert au rabais des actifs publics rentables aux patrons privés par lui cooptés avant de faire entrer ces derniers en association avec les firmes étrangères présentes dans le pays. La légalisation de la Ligue officieuse des droits de l’homme, la promotion de certains publicistes (devenus ministres par la suite) s’inscrivent également dans cette stratégie. Entre les deux groupes, le conflit est désormais ouvert, la lutte d’appareil fait rage par médias et rumeurs interposés, l’opération d’octobre 1988 étant le point d’orgue de cette confrontation. Un troisième groupe fait son apparition dans ce contexte de crise. Il s’est constitué à partir de 1986 autour de Mouloud Hamrouche, tout nouveau secrétaire général de la Présidence, et de Ghazi Hidouci, nouveau conseiller du président pour les questions économiques. Tous deux mettent en place une équipe soudée, composée de cadres supérieurs du Plan, de juristes du secrétariat général du gouvernement, de chefs d’entreprises publiques, d’universitaires. Chadli, déstabilisé par les campagnes de rumeurs, décide de s’affranchir des appareils. Il appuie ainsi le « groupe des réformes ». Les analyses des réformateurs que l’équipe fait parvenir directement au président tranchent avec les recettes d’appareils. Ces analyses – publiées par la suite sous le titre : « Cahiers des réformes » – sont volontiers plus axées sur les incohérences de l’arsenal juridique de l’économie d’Etat, les monopoles commerciaux, les politiques de crédit, les distorsions dans les mécanismes des prix. La stratégie des Réformateurs est d’opérer, sans le dire, un « harcèlement institutionnel » pour aboutir à une réforme constitutionnelle du régime en vue d’une sortie de l’autoritarisme. La première réforme concerne l’agriculture. Elle est adoptée début décembre 1987. La loi, en dépit de l’obstacle constitutionnel qui interdit la délivrance des titres de propriété, confère aux producteurs agricoles un droit de jouissance perpétuelle transmissible aux héritiers. Si la loi met un terme à la confusion des statuts juridiques, elle ne parvient pas, en raison du blocage de la Constitution, à élaborer une loi foncière. Une batterie de huit lois est promulguée le 12 janvier 1988. L’ensemble législatif institue l’« autonomie des entreprises » et crée des « Fonds de participation ». Le changement juridique entend mettre fin au système d’investissements planifiés à partir de l’Etat central. Les « entreprises publiques économiques » (EPE) deviennent des sociétés par actions dont le patrimoine est séparé de celui de l’Etat. Huit Fonds de participation avec spécialité sectorielle sont créés ; ils ont pour mission de gérer les valeurs mobilières et rentabiliser les portefeuilles de l’Etat. En tant que « fiduciaires », ils n’ont pas vocation à interférer dans la gestion des EPE. La réforme promulguée dix mois avant les émeutes d’octobre 1988 introduit une double rupture : elle affaiblit considérablement les tutelles ministérielles exercées sur les entreprises publiques et fait de l’Etat un propriétaire actionnaire du capital et non plus un gestionnaire de l’entreprise. Ces lois ouvrent la voie partiellement au droit commercial et à l’introduction du contrôle social des travailleurs et des commissaires aux comptes sur l’administration des sociétés. Les luttes d’appareils, au fur et à mesure que la crise s’aggrave, deviennent de plus en plus âpres. Le « groupe des réformes », qui comprend que ses jours sont désormais comptés, remet sa démission au président en juillet 1988, en accompagnant celle-ci d’un copieux document dans lequel les réformateurs plaident en faveur d’un changement constitutionnel et d’un programme de réformes institutionnelles, économiques et sociales.

 

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(2e partie)

Mohamed Hachemaoui (Spécialiste en sociologie politique)

« Le leadership de Bouteflika s’appuie sur l’Etat rentier »

Dans cette deuxième et dernière partie de l’interview de Mohamed Hachemaoui, le politologue s’attache à disséquer les fondements structurels du « système Bouteflika » en faisant un focus sur l’un des fondamentaux de sa politique : le recours aux largesses de l’Etat rentier qui lui aura permis d’« acheter » des loyautés.

Vous estimez que le 5 octobre 1988 a été une « pure manipulation d’appareils ». N’y avait-il pas des forces au sein de la société (le FFS, le PAGS, les militants des droits de l’homme…) qui aspiraient réellement au changement ?

Un discours romantique a présenté « Octobre 88 » comme une « révolte porteuse de démocratie ». Rien n’est plus naïf. Octobre 1988 est, comme l’a avoué dernièrement Ahmed Ouyahia, une « manip d’appareils ». Les coups fourrés et les manipulations sont une spécialité des services. Les slogans scandés par les émeutiers concernaient Messaâdia, Attaïlia et la famille de Chadli, absolument pas la démocratie. Une nouvelle répartition du pouvoir survient à l’issue de cette « opération ». La décantation politique entreprise au lendemain de ces émeutes tragiques a été très favorable au cabinet présidentiel : en attestent, outre le départ de Messadia, le mouvement opéré juste après au sein du commandement supérieur de l’Armée, totalement favorable au général Larbi Belkheir, l’impunité des responsables de torture et de répression des émeutiers, ou encore le contrôle des postes ministériels clés dont l’Intérieur, le Commerce et les Affaires étrangères. Dans la nouvelle répartition du pouvoir, le président Chadli, affaibli, s’adjuge le dossier constitutionnel. Il le confie au « groupe des réformes ». On mesure mieux cet apport des réformateurs à la lumière du cours politique suivi depuis l’éviction des réformateurs en juin 1991. Il y a eu d’abord un amendement de la Constitution en novembre 1988 qui a institué, pour la première fois, le poste de chef de gouvernement responsable devant l’Assemblée, alors qu’avant, on avait un Premier ministre. Les réformes ont soulevé l’opposition des Faucons parce qu’elles ont provoqué rien de moins que le changement des règles du jeu. Les Faucons n’ont pas pardonné à Chadli d’avoir accordé au gouvernement Hamrouche les attributs de l’action gouvernementale. Les gouvernements d’avant et d’après sont, jusqu’à ceux d’aujourd’hui, l’expression des équilibres d’appareils. Or, 1°- L’équipe des réformes a réussi à obtenir les ministères stratégiques de l’Intérieur, de l’Economie, de la Justice et du Commerce, les ministères de la Défense et des Affaires étrangères relevant du cabinet présidentiel. 2°- Le gouvernement réformateur a supprimé les « fiches d’habilitation » que les services établissaient avant toute nomination à un poste de responsabilité, réduisant par là l’emprise de la police politique sur les institutions. 3°- La réforme de la justice avec, à la clé, la suppression des juridictions d’exception, l’indépendance des juges, et le contrôle, par le procureur, de l’appareil policier. 4°- La levée des contraintes autoritaires qui pesaient sur le droit de grève et de manifestation. 5°- La suppression du ministère des Moudjahidine, signifiant la fin de la « légitimité historique », ainsi que la suppression du ministère de l’Information, signifiant le démantèlement de l’appareil de propagande.

Les réformateurs avaient-ils le pouvoir de provoquer une réelle rupture avec les anciennes pratiques du système ?

Les réformes ainsi engagées induisirent une réelle rupture avec la politique économique de l’Etat rentier. L’assainissement des finances publiques s’est manifesté par : l’accroissement de la pression fiscale sur les revenus élevés, la réduction de l’évasion fiscale, la suppression de trois « Fonds spéciaux » et de plusieurs comptes délégués. Ajoutez à cela : la condamnation, consignée dans la loi de la monnaie et du crédit, de l’appel à la monnaie pour mettre un terme à la manipulation de la gestion du Trésor public ; l’octroi du statut d’autonomie à la Banque centrale avec mandat au gouverneur de la Banque d’Algérie. Citons également la réforme du commerce extérieur : l’équipe des réformateurs, pour démanteler l’appareil commercial des monopoles (à travers lequel se profile la grande corruption), met un terme à l’allocation centralisée des devises, fût-elle le fait des entreprises publiques, et généralise la liberté d’importation. Le gouvernement des réformes, pour éliminer l’intermédiation parasitaire, décide, à travers plusieurs dispositions, la mise en place d’un régime facilitant l’exercice, par les firmes étrangères, d’activités commerciales en Algérie et la légalisation des activités de service couvertes par le marché noir. L’objectif poursuivi est d’assécher, par la mise en place d’une économie ouverte dans laquelle les nouveaux acteurs peuvent s’installer sans avoir à payer de droits d’entrée aux « bandits sédentaires » et autres « intermédiaires », les circuits du marché parallèle qui alimentent, parmi d’autres, le FIS. L’Observatoire du commerce extérieur, ci-devant institué pour préparer le transfert juridique des monopoles publics d’importation, est alors amené à agir pour améliorer la gestion commerciale à travers le conseil. Autant dire que les missions de l’Observatoire du commerce extérieur menacent les intérêts établis des « bandits sédentaires » et autres « intermédiaires institutionnels » lesquels, organisés en véritables « réseaux mafieux », exercent leur mainmise sur l’appareil commercial des grands monopoles d’importation. Les Réformateurs, dépourvus de soutiens dans le commandement militaire et d’alliance avec les modérés dans la société, ont pris le risque de ne laisser d’autre choix aux prétoriens et aux radicaux de l’opposition que celui de l’illégalité pour renverser le processus de réformes. Tout a été entrepris par les Faucons pour faire échec à la sortie du régime autoritaire opérée par les Réformateurs. Une coalition hétéroclite, qui ressemble à s’y méprendre à celle qui constitue l’alliance de groupes sociaux qui soutient l’Etat rentier, s’est soulevée contre les réformes, qui pour dénoncer l’« accord de rééchelonnement secret » qu’aurait signé le gouvernement avec le FMI, qui pour décrier la « trahison de la révolution », qui pour crier au « complot juif contre le commerce extérieur », qui pour exiger une élection présidentielle anticipée.… Les prétoriens ont mis quinze ans à évider systématiquement ce que les réformateurs ont réalisé en trois ans. Cela va de l’autonomie de la Banque centrale à la liberté de la presse, en passant par l’autonomie des entreprises publiques. La restauration des anciennes règles du jeu s’est faite aussitôt après : autoritarisme musclé, exercice non imputable du pouvoir, affaiblissement systématique des institutions de contrôle, transfert de la rente à quelques patrons privés cooptés, vente au rabais des actifs publics, passage de l’appareil commercial des monopoles au partage des importations par quelques prétoriens-oligarques. Le procès de la caisse principale d’El Khalifa Bank, pour ne donner qu’un exemple parmi cent, a montré, en négatif, la justesse de la loi sur la monnaie et le crédit. Le régime prétorien, en évidant cette loi en juillet 1992, en juillet 1996 et en février 2001, a installé le collapsus institutionnel et la dilution des responsabilités, soit les deux principaux paramètres de la corruption. La première chose que Bouteflika ait faite après son arrivée au pouvoir a été de s’attaquer dans une interview accordée au Financial Times datée de juillet 1999 au principe du « mandat » du gouverneur de la Banque d’Algérie, la seconde ayant été la suppression des prérogatives du chef du gouvernement en octobre 1999. Les affaires de grande corruption qui se sont démultipliées en toute impunité comme El Khalifa Bank et BRC n’ont été rendues possibles qu’à la faveur de l’affaiblissement institutionnel systématiquement entrepris par le régime prétorien depuis l’éviction du gouverneur de la Banque d’Algérie en 1992 et la suppression du mandat du gouverneur en 2001 en passant par l’ordonnance 96-22 qui dépossède le gouverneur de la Banque au profit du ministre des Finances (nommé et révoqué par les prétoriens), la prérogative de déposer plainte pour infraction au régime des changes. Un des derniers symboles des réformes, la fonction de chef de gouvernement responsable devant l’Assemblée, a été sacrifié en novembre 2008.

A défaut de légitimité, d’où Bouteflika puise-t-il, selon vous, sa force et son pouvoir ? Sur quoi s’appuie le « système Bouteflika » en définitive ?

Le jeu politique algérien est préempté par les prétoriens depuis le coup de force de 1962, voire depuis l’assassinat de Abbane Ramdane. Les mécanismes de cooptation de Chadli Bendjedid par le collège des prétoriens en 1979 sont les mêmes qui ont présidé à l’éviction de ce dernier en janvier 1992, à la cooptation de Zeroual en 1994 et de Bouteflika en 1999. Il ne faut pas oublier une donne fondamentale : Bouteflika est, en tant qu’ancien prétorien qui a participé au coup de force de 1962 et au putsch de 1965, l’un des principaux architectes de ce système. Il a, en tant que tel, une connaissance très fine des rouages du régime algérien. Quoique mal élu en avril 1999, Bouteflika n’entend pas être un « trois-quarts de président ». Attendant son heure depuis la mort de Boumediène, il ne veut pas être réduit au rôle de primus inter pares mais être le Raïs, c’est-à-dire celui qui exerce le leadership. C’est là que son intelligence du système va pleinement jouer. Il menace par deux fois de démissionner. Or, cette menace publique de démission d’un chef de l’Etat qui survient moins d’un an après la démission de Zeroual était malvenue. Les prétoriens étaient très mal vus sur la scène internationale après les massacres de Bentalha, la campagne du « qui tue qui ? », et la démission du président Zeroual. La « sale guerre » a éclaboussé l’image du « régime des généraux ». Bouteflika a joué cette carte pour affaiblir les prétoriens qui l’ont coopté. Il parvient à promulguer un décret présidentiel en octobre 1999 par le biais duquel il dépossède le chef du gouvernement des prérogatives que lui avait concédées le président Chadli en 1989. Il prend de proche en proche le contrôle de l’administration, de la machine préfectorale (à travers le ministère de l’Intérieur), du ministère de l’Energie et de Sonatrach. Sa quête de leadership s’appuie sur une des règles normatives du régime : l’Etat rentier. Profitant de la hausse relative des cours du pétrole amorcée en 2000, il renoue avec les anciennes règles du jeu. Ses programmes de « relance » traduisent la logique fondamentale de l’Etat rentier évoquée plus haut : l’allocation des bénéfices de la rente aux groupes sociaux en échange de leur loyauté. Cette politique lui permet de construire des clientèles : la « famille révolutionnaire », la réactivation, dans une entreprise d’invention d’un nouveau makhzen, des zaouïas et des notables tribaux ; l’UGTA, le patronat et bien sûr les forces de l’argent, les « tycoons » pour financer ses campagnes électorales. Ces derniers, constitués soit par le patronage du centre soit dans le marché noir, réinvestissent une partie de l’argent accumulé via l’évasion fiscale pour consolider leurs appuis ou s’acheter des protections politiques.

Pour revenir à l’affaiblissement des « généraux décideurs » avec la mise à l’écart de Belkheir, le départ à la retraite de Nezzar, la démission de Mohamed Lamari, la mort du numéro 2 du DRS, le général Smaïn, que reste-t-il concrètement de ce « Collège des prétoriens » comme vous l’appelez ? Nous avons l’impression d’avoir affaire à une configuration bicéphale du pouvoir : d’un côté, Bouteflika, président civil, de l’autre, le général-major Toufik, tirant les ficelles dans l’ombre…

Les prétoriens à l’origine de l’avortement du processus de démocratisation, que certains présentaient volontiers en 2004 comme des « républicains » opposés au « sultanat » de Bouteflika, étaient au premier rang des personnes qui soutenaient le troisième mandat du raïs ! Après le départ de Mohamed Lamari en 2004, la mise à l’écart du général Larbi Belkheir en août 2005 et la mort de Smaïn Lamari en août 2008, il ne reste plus que le général-major Mohamed Mediene dit « Toufik », indéboulonnable patron du DRS depuis 1990. Il faut dire que le coup de l’élection présidentielle d’avril 2004 ne pouvait pas se faire sans son appui. Le DRS est l’appareil le plus important du système, c’est la colonne vertébrale du régime. Bouteflika n’a pas réussi, au cours de ses deux premiers mandats, à prendre le contrôle de cet appareil. Chacun exerce une sorte de veto sur l’autre. Y parviendra-t-il lors du troisième mandat ?

Pour finir, d’où pourrait venir le changement ? Et quelles sont les possibilités de la société civile pour échapper à cette gestion autoritaire de la société ?

On entend souvent dire que le régime ne tiendra pas parce qu’il n’a plus de légitimité. C’est une prophétie « auto-réalisatrice ». Un régime politique peut durer alors même qu’il n’a plus de légitimité. La fin d’un régime ne dépend pas de sa légitimité, elle dépend de l’émergence d’une alternative crédible au système en place. Cette alternative avait été dessinée par les réformateurs. L’appareil de coercition avait cependant la capacité et la volonté d’arrêter le processus de sortie de l’autoritarisme quel qu’en soit le coût. On peut mesurer aujourd’hui le coût de cet avortement. (Suite et fin)

Par Mustapha Benfodil

Bio Express
Mohamed Hachemaoui est né en 1975. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, il est titulaire d’un doctorat en sociologie politique. Il a consacré sa thèse à la corruption politique en Algérie. Mohamed Hachemaoui est actuellement professeur-invité à l’université de Perpignan. Auteur de plusieurs articles et études en relation avec le pouvoir en Algérie, il se prépare à sortir un livre sous le titre : Clientélisme et corruption dans l’Algérie contemporaine. Mohamed Hachemaoui est surtout connu du public algérien en qualité de modérateur des débats d’El Watan dont la dernière édition était dédiée à la problématique des intellectuels et le pouvoir en Algérie avec comme invité Mohamed Harbi.

Publié dans INTERVIEWS, Mohamed HACHEMAOUI (politologue) | 1 Commentaire »

 

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