Posté par soslibertes le 11 avril 2009
Résister à « l’Etat policier »
pour conjurer la « République intégriste »!
Par Arezki AÏT-LARBI*
« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux. »
(Thomas Jefferson)
Le pays est dans l’impasse ! Après le casting des figurants pour une mise en scène à intrigues gigognes, mais dont la fin tragique est connue de tous, le Conseil constitutionnel s’apprête à publier son triste palmarès. A quelques semaines d’un scrutin joué d’avance, les conspirations du sérail prônant des alternatives claniques et régionalistes ont escamoté le nécessaire débat exigé par la clarification des enjeux. Par des fanfaronnades triomphalistes célébrant la « victoire de la réconciliation nationale sur le terrorisme », les gardiens du temple tentent d’occulter la reddition du droit et de la raison devant l’arbitraire et l’intolérance. Alors qu’il ne cesse de harceler Ali Benhadj, coupable de lui refuser l’allégeance contre une confortable retraite, le pouvoir continue de manifester une étrange mansuétude à l’égard d’assassins bombant le torse, d’imams prêchant le racisme, la violence et la haine, d’agents de l’ordre déguisés en pasdarans, et de magistrats prononçant de terribles fatwas, au mépris des lois de la République.
En fermant le jeu politique, en verrouillant les espaces de liberté et en encourageant l’idéologie de la régression, les barons civils et militaires du régime ont réussi un nouveau croche-pied à l’histoire, retardant ainsi l’avènement d’un Etat de droit qui assurerait la sécurité du citoyen et la protection de ses libertés. Ali Benhadj, qui fut le grand inquisiteur du FIS, n’est pas un enfant de choeur. Par sa bénédiction au terrorisme dans ses dérives les plus barbares, il porte une lourde part de responsabilité dans l’avortement d’une démocratie en trompe-l’oeil qui a transformé le pays en immense caserne. Au nom de la défense du « choix du peuple », la fureur intégriste s’était déchaînée contre les civils, coupables de résistance civique face à la fatalité de la régression. « Nouvelles habitudes alimentaires et vestimentaires» dans les « territoires libérés ». Assassinats d’intellectuels. Enlèvement et viol d’adolescentes « butin de guerre ». Massacres collectifs de Bentalha, de Raïs et d’ailleurs qui n’épargnèrent ni femmes, ni vieillards, ni bébés. Autant de crimes contre l’humanité restés, à ce jour, impunis.
Charia de fait accompli
La lutte contre la barbarie intégriste pouvait-elle pour autant justifier le recours à des moyens barbares ? Si l’Etat avait le devoir impérieux d’assurer la protection des citoyens, la lutte antiterroriste ne pouvait déroger au strict respect de la légalité sans perdre son levier moral. En cautionnant la torture, en occultant les exécutions sommaires, en minimisant les disparitions forcées, en renonçant ainsi aux valeurs fondatrices de leur légitime résistance, les « démocrates-républicains » se sont tiré une balle dans le pied et conforté les islamistes dans leur imposture victimaire. Avec une « réconciliation nationale » frelatée, qui a amnistié les criminels et sommé leurs victimes de taire leur douleur, la stratégie officielle a fini par se dévoiler : isoler Ali Benhadj comme abcès de fixation de la peur, livrer la société aux fantasmes d’un islamisme « light » en attendant le pire, et sauvegarder ainsi les positions névralgiques qui garantissent la rente. L’ordre militaro-policier islamisé, comme rempart au désordre intégriste !
Dans ce climat de délabrement éthique, même l’histoire a subi l’outrage des révisionnistes, sans susciter la moindre réaction de la « famille révolutionnaire ». Alors qu’on crache sur la tombe d’Abane Ramdane, qu’on occulte la mémoire de Larbi Ben M’hidi et qu’on enterre dans l’indifférence Lamine Debaghine, mort dans la solitude et l’oubli, les Oulémas, qui n’avaient rejoint le FLN de la guerre de Libération que contraints et forcés, sont célébrés comme les parrains de l’indépendance et imposent, au nom d’une légitimité historique usurpée, leur imprimatur à la vie politique et sociale. Bien silencieux durant les années de terreur et de sang, leur chef de file, Abderrahmane Chibane, homme du sérail autoproclamé muphti de la République, dicte aujourd’hui, avec une désarmante arrogance, ses délirants oukases aux plus hautes autorités de l’Etat. Ses vociférations contre les « laïcs, agents du néo-colonialisme » sont célébrées par les torchons national-islamistes comme une « forme supérieure de djihad » et ne rencontrent aucune riposte de leurs cibles. Malgré son uniforme religieux, cet apparatchik, qui fut ministre durant la dictature du parti unique, n’est pourtant pas une autorité morale consensuelle à écouter, mais un adversaire idéologique à combattre au nom de la liberté qu’il ne cesse d’agresser, au nom de Novembre que ses congénères avaient dénoncé, et au nom de la Soummam qui les avait contraints à rejoindre la Révolution à reculons. Son sinistre plaidoyer en faveur de la peine de mort aurait contribué au débat contradictoire, s’il l’avait exprimé sereinement comme une opinion personnelle. En prenant Dieu comme bouclier pour dégainer l’excommunication contre « l’apostat » abolitionniste «qui ne peut être enterré dans un cimetière musulman et doit divorcer de sa femme musulmane », le vénérable vieillard commet un appel au meurtre qui, dans un Etat de droit, aurait été passible du code pénal. Si l’éthique dicte le respect pour son âge canonique, la lucidité exige le rejet de ses éructations, même drapées d’un burnous sacré.
Par touches successives, cette charia de fait accompli a fini par s’imposer dans nos moeurs, par effraction. De son poste avancé de chef de gouvernement, Abdelaziz Belkhadem donnait le ton en décrétant, en mai 2008, que le Coran était « la seule Constitution du peuple algérien ». Dans les forums juridiques, comme dans les tribunaux chargés de « pourchasser le vice et de promouvoir la vertu », cette propension à appliquer l’arbitraire des hommes au nom de la volonté de Dieu tend à faire jurisprudence, au mépris des principes fondamentaux du droit. Et lorsque des voix outrées tentent une timide résistance, c’est sur le terrain de cette même charia qu’elles contestent « l’incompétence… en sciences islamiques » des miliciens chargés de l’appliquer.
Dans ce climat de reddition idéologique, même des militants respectables des droits de l’Homme ont suggéré au Lucky Luke de la fatwa de s’attaquer plutôt « au pouvoir, qui importe des boissons alcoolisées et permet leur consommation ». A chacun donc ses hérétiques, pourvu que soit sauve la référence commune à la loi religieuse.
Résister à la « sainte alliance » liberticide
Que signifie alors le harcèlement qui cible Ali Benhadj lorsque l’idéologie dont il se réclame est mise en application avec autant de zèle par ceux qui tentent de le réduire au silence pour en avoir le monopole ? Hormis son refus bien singulier de rentrer dans le rang officiel et d’adopter les codes claniques du régime, en quoi serait-il plus extrémiste que les autres ? Lui refuser le même tapis rouge que celui déroulé devant Rabah Kébir à son retour d’exil, le même passeport que celui délivré à Abassi Madani, exfiltré au Qatar aux frais du prince, le même « statut particulier » que celui accordé à Hassan Hattab qui n’a eu aucun mot de compassion pour ses victimes, la possibilité de se présenter à tout scrutin, même frauduleux, comme Abdellah Djaballah, ou de siéger au gouvernement comme Aboudjerra Soltani, relève d’une intolérable discrimination. Face à la prébende et à la corruption généralisée, unique projet de société des souteneurs à gages d’un troisième mandat pour Abdelaziz Bouteflika, la vie spartiate d’Ali Benhadj jure avec la mauvaise conscience d’opposants avec ordre et frais de mission, qui crachent dans l’écuelle du pouvoir tout en avalant la soupe de la trahison.
Les bonnes âmes chargées du service après vente de la sinistre manipulation ne manqueront pas de crier à l’hérésie « républicaine », en rappelant, à juste titre, qu’au faite de sa gloire, le Savonarole salafiste avait décrété la « démocratie kofr », proclamé un impitoyable djihad contre les laïcs, et condamné les femmes à la soumission éternelle d’une vie domestique. Sa posture d’aujourd’hui évoque singulièrement celle de Louis Veuillot, l’intransigeant polémiste catholique du XIXe siècle, qui s’écriait face aux libéraux : « Quand je suis faible, je revendique la liberté au nom de vos principes. Quand je serais fort, je vous la refuserai au nom des miens ! » Contrairement à d’autres compagnons de détention qui ont abdiqué devant les tentations frivoles, il faut lui reconnaître le mérite d’avoir refusé toute compromission avec le système de l’autoritarisme et de la rente. Un système régénéré par la « sainte alliance» liberticide entre les barbus islamistes domestiqués, les barbants de l’ex-parti unique qui ont repris du poil de la bête, et les barbouzes militaro- policiers chargés de leur protection. Dans cette recomposition à la hussarde du champ politique, l’opposition démocratique est réduite à l’impuissance. Réprimés, puis récupérés avant d’être marginalisés et humiliés, on ne concède même plus à ses représentants attitrés ce rôle d’alibi cosmétique, qui leur donnait l’illusion d’une existence virtuelle. Dans ce lourd climat d’impuissante résignation et de renoncement généralisé, Ali Benhadj, qui refuse de bénir le sabre militaro-policier par le goupillon salafiste, est devenu paradoxalement le grain de sable qui peut gripper la machine infernale.
Les libertés ou le chaos !
Pour sortir du statu quo sans sombrer dans la régression, la refondation d’un mouvement civique autonome doit dessiner de nouvelles lignes de fracture, qui passent par la voie étroite des libertés. Toutes les libertés garanties par les pactes internationaux ratifiés par l’Algérie. Les pulsions de la société exigent la levée de l’Etat d’urgence afin de permettre l’expression pacifique et plurielle de tous les courants d’opinion. Pour l’heure, ne sont audibles que les vociférations de l’intolérance et le grondement de l’émeute, encouragés derrière le rideau par les manipulateurs de l’ombre.
L’incompatibilité historique et doctrinale entre démocratie laïque et dictature religieuse doit être réglée sur la place publique par un débat contradictoire même sans illusions, avec les opposants islamistes qui prônent la chute du régime au nom des droits de l’Homme. Retranchés derrière le bouclier divin, les partisans de l’Etat théocratique tentent de brouiller les cartes en citant plus volontiers Voltaire et Montesquieu que Ben Laden ou Ibn Taymia. Il est grand temps de les acculer à sortir de l’imposture pour accepter une cohabitation pacifique dans le respect de chacun, sous l’étendard des libertés pour tous. Ou aller loyalement vers une confrontation sans merci, qui précipitera fatalement le pays dans une tragique implosion. Ces chefs islamistes avaient dénoncé la torture – et ils avaient mille fois raison – lorsqu’ils la subissaient.
Accepteraient-ils, aujourd’hui, de joindre leur voix à celle des militants laïques pour mettre hors-la-loi tous les traitements cruels, inhumains ou dégradants « d’où qu’ils viennent » ? Ils avaient mené campagne contre les condamnations capitales de leurs « frères de combat », malgré le moratoire qui a suspendu les exécutions depuis 1993. Accepteraient-ils l’abolition sans conditions de la peine de mort ? Ils revendiquent la liberté d’opinion, d’expression et d’organisation. Seraient-ils prêts à entériner comme imprescriptible ce même droit pour tous ? Y compris pour les démocrates, les laïcs, les communistes, les athées, et les femmes sans voile, considérés jusque-là comme des ennemis à abattre… ? Ils dénoncent les restrictions à la liberté de prêche imposées aux mosquées sous contrôle officiel. Accepteraient-ils le principe de liberté de conscience, synonyme du droit de chacun de pratiquer librement le culte de son choix ; ou de ne pas pratiquer ? Au-delà des conjonctures favorables aux uns ou aux autres, c’est sur le terrain des libertés, dont tout le monde revendique les avantages, sans en accepter les contraintes, qu’il faut interpeller la société et singulièrement ses acteurs politiques les plus représentatifs : adopter les principes universels des libertés fondamentales ou assumer leur négation au nom des vieilles « spécificités culturelles et civilisationnelles » qui servaient déjà de tenue de camouflage aux dictatures staliniennes issues de la décolonisation.
Malgré le sacrifice de 200 000 victimes, des fleuves de sang et de larmes, et de tragiques désillusions, cette cohabitation pacifique dans une société plurielle reste, pour l’instant, un voeu pieux. Peut-on rêver, à moyen terme, d’une Algérie apaisée, enfin réconciliée avec ses réalités sociologiques, politiques, culturelles et identitaires ? Une Algérie qui accorderait le même respect et une égale protection à l’islamiste Ali Benhadj et à la trotskiste Louisa Hanoune ; à Abderrahmane Chibane, partisan de la peine de mort, et à l’abolitionniste Abdennour Ali-Yahia ; au poète arabisant Omar Azzeradj, à l’écrivain francophone Boualem Sansal et à l’amdyaz berbère Ben Mohamed ; au ministre des cultes Ghoulamallah et à Habiba K., la chrétienne persécutée ; au nationaliste arabe Abdelkader Hadjar et à l’autonomiste kabyle Ferhat Mehenni… ?
Réinventer l’espoir
La politique de « réconciliation nationale » à l’esbroufe, qui a absout la violence sans rendre la justice, sacralisé l’intégrisme et balayé la poussière sous le tapis sans traiter les racines du mal, a montré ses limites. Comme alternative, seule une résistance sans concession à l’intolérance, l’exclusion et la haine véhiculées par le national-islamisme dans ses différentes variantes, de celle qui sévit encore dans les maquis à celle qui occupe déjà les palais officiels, pourra garantir une paix civile durable.
Pour y parvenir, la société doit lire au préalable, avec courage et lucidité, la page sanglante de la « décennie rouge » avant de la tourner. Il ne s’agit pas d’attiser les douleurs ni de crier vengeance pour réveiller de vieux démons. En révélant de surprenantes complicités dans la genèse de la « tragédie nationale » et en démasquant ceux qui en retardent l’épilogue, cet exorcisme collectif permettra à la nation de se regarder dans les yeux pour éviter de nouveaux dérapages qui mèneront fatalement vers les mêmes impasses. La démocratie est un combat permanent pour protéger le citoyen contre les tentations autoritaires des dirigeants et de ceux qui aspirent à leur succéder. Elle ne saurait se réduire à une stupide arithmétique qui donnerait carte blanche au délire des vainqueurs, légitimés par des urnes à double fond. Ni aux niaiseries pseudo-modernistes des enfants naturels de l’ultra-libéralisme délinquant qui ont fait du container un programme, du sac-poubelle un étendard, et de la liposuccion, des silicones et du botox, des signes de ralliement pour nouveaux riches. Que signifie l’arbitrage frauduleux du suffrage universel sans la définition préalable des règles du jeu, et la protection des libertés par des garde-fous consensuels ? Comment donner aux couches populaires les plus défavorisées des raisons de croire que c’est dans la liberté qu’elles pourront s’épanouir, améliorer leur sort et assurer l’avenir de leurs enfants ? Comment convaincre les jeunes désespérés, perdus dans le triangle morbide de la drogue, de l’intégrisme et de l’émigration clandestine, que les libertés ne sont pas un luxe réservé à une « élite occidentalisée » comme le soutiennent les tyranneaux de kasma et les prêcheurs de caniveau, mais une arme redoutable pour changer l’ordre social injuste et imposer une répartition équitable des richesses nationales ? En attendant d’établir ce rapport de forces favorable au triomphe des libertés, assumons, de cette inconfortable position minoritaire, la confrontation idéologique imposée par les chantres de la régression. A l’intolérance du national-islamisme exclusif et sclérosant, opposons la résistance du patriotisme libérateur de nos identités plurielles.
A. A.-L.
*Journaliste.
(Le Soir d’Algérie 25/02/2008)
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