Interview Mohamed HACHEMAOUI
Posté par soslibertes le 2 mai 2009
Interview (publiée en 2 parties par El Watan du 29/04/2009 et du 02/05/2009)
Mohamed Hachemaoui (Spécialiste en sociologie politique)
« L’autoritarisme algérien ne s’embarrasse plus des formes »
Par Mustapha Benfodil
Mohamed Hachemaoui est un éminent (et néanmoins jeune) chercheur en sociologie politique (lire notice biographique). Dans cet entretien que nous publions en deux parties, il décortique la structure du régime algérien, dresse une véritable généalogie de l’autoritarisme en Algérie et met en exergue le travail de fond accompli par l’équipe des réformateurs à la fin des années 1980 avant que le « collège des prétoriens » comme il l’appelle, ne se réapproprie le pouvoir pour le confier en 1999 à l’un des architectes « archétypaux » du système : Abdelaziz Bouteflika.
Que vous inspire, pour commencer, le score de 90% obtenu par (ou attribué à, c’est selon) Abdelaziz Bouteflika à la dernière élection présidentielle ?
Les gouvernants algériens, grisés par la consolidation de l’autoritarisme au moins autant que par l’agenda de la « war on terror », ne s’embarrassent désormais même plus des formes. La fin de la guerre froide a fait perdre aux régimes autoritaires d’Afrique, d’Europe de l’Est et d’Amérique latine l’appui extérieur qu’ils avaient auprès des grandes puissances, rendant leur transition vers la démocratie mieux négociable. Les régimes arabes, c’est ici plus qu’ailleurs que réside leur exception, n’ont pas perdu leurs soutiens stratégiques. Trois ordres de raisons expliquent cette résilience : le pétrole, la sécurité d’Israël et le « péril vert ». Le 11 septembre 2001 a considérablement renforcé cette situation. La « guerre contre la terreur », la guerre civile en Irak, les scandales d’Abou Ghraïb et de Guantanamo, la victoire électorale du Hamas palestinien renforcent cette perception, contribuant à la consolidation des régimes autoritaires ici comme dans le reste du monde arabe. C’est la doctrine du « double standard », théorisée pour la première fois par l’universitaire néo-conservatrice américaine Jeanne Kirkpatrick, représentante des Etats-Unis à l’ONU, au début des années 1980, distinguant deux types de dictatures : « left-wing » et « right-wing ». Le chef de la délégation envoyée par l’OSCE pour observer l’élection présidentielle d’avril 2004 a qualifié celle-ci de « conforme aux standards européens » ! L’Algérie est par ailleurs un marché important, la facture des importations a atteint 40 milliards de dollars en 2008. Dans le contexte de la crise économique mondiale, ce facteur a de quoi faire de l’ombre à l’exigence de réformes.
Sommes-nous entrés désormais dans le club des régimes « très autoritaires » ?
L’analyse du type « la République en lutte contre l’intégrisme » est un récit idéologique qui ne résiste pas à l’épreuve des faits. Un régime autoritaire est par définition un « système de pluralisme limité et non responsable ». Nous sommes sous un régime autoritaire de type prétorien depuis l’indépendance, c’est-à-dire un régime dans lequel un groupe de militaires contrôle le politique et l’économique. Le pays a cependant connu à la fin des années 1980 une entreprise de réformes qui a tenté une sortie du régime autoritaire. Mais ce processus de libéralisation à la fois politique et économique, unique dans le monde arabe, a été enterré avec l’éviction des réformateurs début juin 1991, c’est-à-dire au moment précis où le soutien international qui leur faisait jusque-là cruellement défaut commençait à se dessiner avec l’appui apporté par le FMI aux réformes du gouvernement Hamrouche. La manipulation – spécialité de l’appareil de coercition – des radicaux du FIS – parti, soit dit en passant légalisé par les prétoriens trois jours avant la nomination du gouvernement des réformateurs en violation de la loi préparée par le « groupe des réformes » – a servi de prétexte vendable aux « démocrates » locaux mais surtout aux capitales occidentales à commencer par Paris – leur principal appui. Les prétoriens étaient les principaux perdants des réformes économiques et politiques engagées. La « grève insurrectionnelle » du FIS devait servir de prétexte pour avorter la réforme constitutionnelle du régime avant que celle-ci ne puisse atteindre le point de non retour, c’est-à-dire ce moment où plus aucun appareil ne soit en mesure de revenir au statu quo ante. La dernière opération électorale, couronnant le processus de survie puis de consolidation de l’autoritarisme entamé depuis l’éviction des Réformateurs, signe précisément l’achèvement de ce retour aux anciennes règles du jeu. Le faux-semblant, entretenu consciemment ou pas par le ‘‘discours républicain’’, est bel et bien terminé.
Je voudrais analyser avec vous la structure du régime algérien et son évolution. Il est vrai que l’autoritarisme est une marque de fabrique du régime depuis 1962. D’après vous, sur quoi repose cet autoritarisme ? Pour être plus précis, comment a évolué la place de l’institution militaire dans l’ossature du pouvoir en Algérie ?
« Les revenus de l’Etat sont l’Etat », disait, à la fin du XVIIIe siècle, Sir Edmond Burke. L’Etat algérien est rentier. Plus de 75% de ses revenus proviennent de la fiscalité pétrolière. La mise en place de l’Etat rentier remonte à la fin des années 1960. La science politique définit l’Etat rentier comme celui qui tire une part substantielle de ses revenus sous forme de rentes extérieures. Pour qualifier un Etat de rentier, le gouvernement doit être le récipiendaire direct des rentes extérieures. Tel est précisément le cas avec le pétrole et le gaz : leurs prix sont fixés par le marché international et les revenus tirés de leurs exportations sont versés (en théorie) directement au gouvernement. En pratique, une partie de ces revenus peut être détournée par des gouvernants kleptocrates. Lorsque le capital extérieur est versé dans les coffres de l’Etat avant de circuler dans l’économie intérieure, comme cela est précisément le cas de l’Algérie, l’Etat devient alors financièrement autonome des groupes productifs domestiques. Cette formule a permis au colonel Boumediène de construire son leadership et de neutraliser ses pairs prétoriens du « groupe d’Oujda ». La théorie politique considère que l’impôt conduit au gouvernement représentatif selon la formule américaine « no taxation without representation ». Un gouvernement qui puise l’essentiel de ses ressources budgétaires de l’imposition directe de ses gouvernés est tôt ou tard contraint par ces derniers de rendre des comptes. La taxation, en instaurant une relation de dépendance de l’Etat à l’égard de la société, favorise l’institutionnalisation des principes démocratiques de base : la représentation politique et l’imputabilité publique (« accountability »). C’est là le sens de la formule « pas d’imposition sans représentation ». Les gouvernants de l’Etat rentier algérien, pour éviter coûte que coûte l’instauration de cette mécanique au principe de la démocratie représentative, épargnent à leur population les charges de l’imposition fiscale en vertu d’un compromis politique tacite : « pas de taxation, pas de représentation ». Aussi, pour éviter le conflit social et ses politisations, le gouvernement de l’Etat rentier recourt-il en priorité à la distribution des revenus de la rente en allocation de biens et services, celle-ci jouant d’instrument de compensation de l’ordre autoritaire. L’échange de l’allocation contre la loyauté est d’autant plus indispensable au régime que ce dernier est habité depuis la fin des années 1980 par une profonde crise de légitimité. La rente renforce ainsi l’autonomie du gouvernement en s’employant à éliminer les pressions économiques des divers groupes sociaux. La disponibilité de la rente pétrolière et l’autonomie du gouvernement par rapport aux groupes productifs nationaux signifient que l’Etat rentier n’a, en définitive, pas besoin de renforcer les secteurs productifs domestiques. Le contre-choc pétrolier survenu à partir de 1985, en provoquant une sévère crise fiscale de l’Etat, met à nu le système. La crise provoque une fissure dans le bloc du pouvoir.
Et quels sont les principaux groupes qui ont commencé à se distinguer ?
Deux principaux groupes se distinguent alors : l’appareil du parti, qui détient le monopole du discours idéologique, a des relais dans le gouvernement (les postes de la Justice, de l’Education, des Moudjahidine, des Affaires sociales) ; le cabinet présidentiel, qui détient le pouvoir réel, contrôle, outre l’armée et les services de sécurité, les ministères de l’Intérieur, des Finances, du Commerce, le monopole des importations, les banques, Sonatrach, etc. Le cabinet présidentiel est formé exclusivement de militaires. Il comprend, outre le président Chadli, le secrétaire général et directeur de cabinet de la Présidence, Larbi Belkheir, les principaux patrons de l’armée et des services de sécurité. L’appareil du parti entend, en dépit de la crise, poursuivre sur la voie du « socialisme », autrement dit de l’allocation des revenus de la rente, refusant toute réforme du système. Le cabinet présidentiel, proche des milieux de l’affairisme, entend, lui, en finir avec l’appareil du FLN et entreprendre une sorte d’« autoritarisme libéralisé ». Il projette d’opérer un transfert au rabais des actifs publics rentables aux patrons privés par lui cooptés avant de faire entrer ces derniers en association avec les firmes étrangères présentes dans le pays. La légalisation de la Ligue officieuse des droits de l’homme, la promotion de certains publicistes (devenus ministres par la suite) s’inscrivent également dans cette stratégie. Entre les deux groupes, le conflit est désormais ouvert, la lutte d’appareil fait rage par médias et rumeurs interposés, l’opération d’octobre 1988 étant le point d’orgue de cette confrontation. Un troisième groupe fait son apparition dans ce contexte de crise. Il s’est constitué à partir de 1986 autour de Mouloud Hamrouche, tout nouveau secrétaire général de la Présidence, et de Ghazi Hidouci, nouveau conseiller du président pour les questions économiques. Tous deux mettent en place une équipe soudée, composée de cadres supérieurs du Plan, de juristes du secrétariat général du gouvernement, de chefs d’entreprises publiques, d’universitaires. Chadli, déstabilisé par les campagnes de rumeurs, décide de s’affranchir des appareils. Il appuie ainsi le « groupe des réformes ». Les analyses des réformateurs que l’équipe fait parvenir directement au président tranchent avec les recettes d’appareils. Ces analyses – publiées par la suite sous le titre : « Cahiers des réformes » – sont volontiers plus axées sur les incohérences de l’arsenal juridique de l’économie d’Etat, les monopoles commerciaux, les politiques de crédit, les distorsions dans les mécanismes des prix. La stratégie des Réformateurs est d’opérer, sans le dire, un « harcèlement institutionnel » pour aboutir à une réforme constitutionnelle du régime en vue d’une sortie de l’autoritarisme. La première réforme concerne l’agriculture. Elle est adoptée début décembre 1987. La loi, en dépit de l’obstacle constitutionnel qui interdit la délivrance des titres de propriété, confère aux producteurs agricoles un droit de jouissance perpétuelle transmissible aux héritiers. Si la loi met un terme à la confusion des statuts juridiques, elle ne parvient pas, en raison du blocage de la Constitution, à élaborer une loi foncière. Une batterie de huit lois est promulguée le 12 janvier 1988. L’ensemble législatif institue l’« autonomie des entreprises » et crée des « Fonds de participation ». Le changement juridique entend mettre fin au système d’investissements planifiés à partir de l’Etat central. Les « entreprises publiques économiques » (EPE) deviennent des sociétés par actions dont le patrimoine est séparé de celui de l’Etat. Huit Fonds de participation avec spécialité sectorielle sont créés ; ils ont pour mission de gérer les valeurs mobilières et rentabiliser les portefeuilles de l’Etat. En tant que « fiduciaires », ils n’ont pas vocation à interférer dans la gestion des EPE. La réforme promulguée dix mois avant les émeutes d’octobre 1988 introduit une double rupture : elle affaiblit considérablement les tutelles ministérielles exercées sur les entreprises publiques et fait de l’Etat un propriétaire actionnaire du capital et non plus un gestionnaire de l’entreprise. Ces lois ouvrent la voie partiellement au droit commercial et à l’introduction du contrôle social des travailleurs et des commissaires aux comptes sur l’administration des sociétés. Les luttes d’appareils, au fur et à mesure que la crise s’aggrave, deviennent de plus en plus âpres. Le « groupe des réformes », qui comprend que ses jours sont désormais comptés, remet sa démission au président en juillet 1988, en accompagnant celle-ci d’un copieux document dans lequel les réformateurs plaident en faveur d’un changement constitutionnel et d’un programme de réformes institutionnelles, économiques et sociales.
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(2e partie)
Mohamed Hachemaoui (Spécialiste en sociologie politique)
« Le leadership de Bouteflika s’appuie sur l’Etat rentier »
Dans cette deuxième et dernière partie de l’interview de Mohamed Hachemaoui, le politologue s’attache à disséquer les fondements structurels du « système Bouteflika » en faisant un focus sur l’un des fondamentaux de sa politique : le recours aux largesses de l’Etat rentier qui lui aura permis d’« acheter » des loyautés.
Vous estimez que le 5 octobre 1988 a été une « pure manipulation d’appareils ». N’y avait-il pas des forces au sein de la société (le FFS, le PAGS, les militants des droits de l’homme…) qui aspiraient réellement au changement ?
Un discours romantique a présenté « Octobre 88 » comme une « révolte porteuse de démocratie ». Rien n’est plus naïf. Octobre 1988 est, comme l’a avoué dernièrement Ahmed Ouyahia, une « manip d’appareils ». Les coups fourrés et les manipulations sont une spécialité des services. Les slogans scandés par les émeutiers concernaient Messaâdia, Attaïlia et la famille de Chadli, absolument pas la démocratie. Une nouvelle répartition du pouvoir survient à l’issue de cette « opération ». La décantation politique entreprise au lendemain de ces émeutes tragiques a été très favorable au cabinet présidentiel : en attestent, outre le départ de Messadia, le mouvement opéré juste après au sein du commandement supérieur de l’Armée, totalement favorable au général Larbi Belkheir, l’impunité des responsables de torture et de répression des émeutiers, ou encore le contrôle des postes ministériels clés dont l’Intérieur, le Commerce et les Affaires étrangères. Dans la nouvelle répartition du pouvoir, le président Chadli, affaibli, s’adjuge le dossier constitutionnel. Il le confie au « groupe des réformes ». On mesure mieux cet apport des réformateurs à la lumière du cours politique suivi depuis l’éviction des réformateurs en juin 1991. Il y a eu d’abord un amendement de la Constitution en novembre 1988 qui a institué, pour la première fois, le poste de chef de gouvernement responsable devant l’Assemblée, alors qu’avant, on avait un Premier ministre. Les réformes ont soulevé l’opposition des Faucons parce qu’elles ont provoqué rien de moins que le changement des règles du jeu. Les Faucons n’ont pas pardonné à Chadli d’avoir accordé au gouvernement Hamrouche les attributs de l’action gouvernementale. Les gouvernements d’avant et d’après sont, jusqu’à ceux d’aujourd’hui, l’expression des équilibres d’appareils. Or, 1°- L’équipe des réformes a réussi à obtenir les ministères stratégiques de l’Intérieur, de l’Economie, de la Justice et du Commerce, les ministères de la Défense et des Affaires étrangères relevant du cabinet présidentiel. 2°- Le gouvernement réformateur a supprimé les « fiches d’habilitation » que les services établissaient avant toute nomination à un poste de responsabilité, réduisant par là l’emprise de la police politique sur les institutions. 3°- La réforme de la justice avec, à la clé, la suppression des juridictions d’exception, l’indépendance des juges, et le contrôle, par le procureur, de l’appareil policier. 4°- La levée des contraintes autoritaires qui pesaient sur le droit de grève et de manifestation. 5°- La suppression du ministère des Moudjahidine, signifiant la fin de la « légitimité historique », ainsi que la suppression du ministère de l’Information, signifiant le démantèlement de l’appareil de propagande.
Les réformateurs avaient-ils le pouvoir de provoquer une réelle rupture avec les anciennes pratiques du système ?
Les réformes ainsi engagées induisirent une réelle rupture avec la politique économique de l’Etat rentier. L’assainissement des finances publiques s’est manifesté par : l’accroissement de la pression fiscale sur les revenus élevés, la réduction de l’évasion fiscale, la suppression de trois « Fonds spéciaux » et de plusieurs comptes délégués. Ajoutez à cela : la condamnation, consignée dans la loi de la monnaie et du crédit, de l’appel à la monnaie pour mettre un terme à la manipulation de la gestion du Trésor public ; l’octroi du statut d’autonomie à la Banque centrale avec mandat au gouverneur de la Banque d’Algérie. Citons également la réforme du commerce extérieur : l’équipe des réformateurs, pour démanteler l’appareil commercial des monopoles (à travers lequel se profile la grande corruption), met un terme à l’allocation centralisée des devises, fût-elle le fait des entreprises publiques, et généralise la liberté d’importation. Le gouvernement des réformes, pour éliminer l’intermédiation parasitaire, décide, à travers plusieurs dispositions, la mise en place d’un régime facilitant l’exercice, par les firmes étrangères, d’activités commerciales en Algérie et la légalisation des activités de service couvertes par le marché noir. L’objectif poursuivi est d’assécher, par la mise en place d’une économie ouverte dans laquelle les nouveaux acteurs peuvent s’installer sans avoir à payer de droits d’entrée aux « bandits sédentaires » et autres « intermédiaires », les circuits du marché parallèle qui alimentent, parmi d’autres, le FIS. L’Observatoire du commerce extérieur, ci-devant institué pour préparer le transfert juridique des monopoles publics d’importation, est alors amené à agir pour améliorer la gestion commerciale à travers le conseil. Autant dire que les missions de l’Observatoire du commerce extérieur menacent les intérêts établis des « bandits sédentaires » et autres « intermédiaires institutionnels » lesquels, organisés en véritables « réseaux mafieux », exercent leur mainmise sur l’appareil commercial des grands monopoles d’importation. Les Réformateurs, dépourvus de soutiens dans le commandement militaire et d’alliance avec les modérés dans la société, ont pris le risque de ne laisser d’autre choix aux prétoriens et aux radicaux de l’opposition que celui de l’illégalité pour renverser le processus de réformes. Tout a été entrepris par les Faucons pour faire échec à la sortie du régime autoritaire opérée par les Réformateurs. Une coalition hétéroclite, qui ressemble à s’y méprendre à celle qui constitue l’alliance de groupes sociaux qui soutient l’Etat rentier, s’est soulevée contre les réformes, qui pour dénoncer l’« accord de rééchelonnement secret » qu’aurait signé le gouvernement avec le FMI, qui pour décrier la « trahison de la révolution », qui pour crier au « complot juif contre le commerce extérieur », qui pour exiger une élection présidentielle anticipée.… Les prétoriens ont mis quinze ans à évider systématiquement ce que les réformateurs ont réalisé en trois ans. Cela va de l’autonomie de la Banque centrale à la liberté de la presse, en passant par l’autonomie des entreprises publiques. La restauration des anciennes règles du jeu s’est faite aussitôt après : autoritarisme musclé, exercice non imputable du pouvoir, affaiblissement systématique des institutions de contrôle, transfert de la rente à quelques patrons privés cooptés, vente au rabais des actifs publics, passage de l’appareil commercial des monopoles au partage des importations par quelques prétoriens-oligarques. Le procès de la caisse principale d’El Khalifa Bank, pour ne donner qu’un exemple parmi cent, a montré, en négatif, la justesse de la loi sur la monnaie et le crédit. Le régime prétorien, en évidant cette loi en juillet 1992, en juillet 1996 et en février 2001, a installé le collapsus institutionnel et la dilution des responsabilités, soit les deux principaux paramètres de la corruption. La première chose que Bouteflika ait faite après son arrivée au pouvoir a été de s’attaquer dans une interview accordée au Financial Times datée de juillet 1999 au principe du « mandat » du gouverneur de la Banque d’Algérie, la seconde ayant été la suppression des prérogatives du chef du gouvernement en octobre 1999. Les affaires de grande corruption qui se sont démultipliées en toute impunité comme El Khalifa Bank et BRC n’ont été rendues possibles qu’à la faveur de l’affaiblissement institutionnel systématiquement entrepris par le régime prétorien depuis l’éviction du gouverneur de la Banque d’Algérie en 1992 et la suppression du mandat du gouverneur en 2001 en passant par l’ordonnance 96-22 qui dépossède le gouverneur de la Banque au profit du ministre des Finances (nommé et révoqué par les prétoriens), la prérogative de déposer plainte pour infraction au régime des changes. Un des derniers symboles des réformes, la fonction de chef de gouvernement responsable devant l’Assemblée, a été sacrifié en novembre 2008.
A défaut de légitimité, d’où Bouteflika puise-t-il, selon vous, sa force et son pouvoir ? Sur quoi s’appuie le « système Bouteflika » en définitive ?
Le jeu politique algérien est préempté par les prétoriens depuis le coup de force de 1962, voire depuis l’assassinat de Abbane Ramdane. Les mécanismes de cooptation de Chadli Bendjedid par le collège des prétoriens en 1979 sont les mêmes qui ont présidé à l’éviction de ce dernier en janvier 1992, à la cooptation de Zeroual en 1994 et de Bouteflika en 1999. Il ne faut pas oublier une donne fondamentale : Bouteflika est, en tant qu’ancien prétorien qui a participé au coup de force de 1962 et au putsch de 1965, l’un des principaux architectes de ce système. Il a, en tant que tel, une connaissance très fine des rouages du régime algérien. Quoique mal élu en avril 1999, Bouteflika n’entend pas être un « trois-quarts de président ». Attendant son heure depuis la mort de Boumediène, il ne veut pas être réduit au rôle de primus inter pares mais être le Raïs, c’est-à-dire celui qui exerce le leadership. C’est là que son intelligence du système va pleinement jouer. Il menace par deux fois de démissionner. Or, cette menace publique de démission d’un chef de l’Etat qui survient moins d’un an après la démission de Zeroual était malvenue. Les prétoriens étaient très mal vus sur la scène internationale après les massacres de Bentalha, la campagne du « qui tue qui ? », et la démission du président Zeroual. La « sale guerre » a éclaboussé l’image du « régime des généraux ». Bouteflika a joué cette carte pour affaiblir les prétoriens qui l’ont coopté. Il parvient à promulguer un décret présidentiel en octobre 1999 par le biais duquel il dépossède le chef du gouvernement des prérogatives que lui avait concédées le président Chadli en 1989. Il prend de proche en proche le contrôle de l’administration, de la machine préfectorale (à travers le ministère de l’Intérieur), du ministère de l’Energie et de Sonatrach. Sa quête de leadership s’appuie sur une des règles normatives du régime : l’Etat rentier. Profitant de la hausse relative des cours du pétrole amorcée en 2000, il renoue avec les anciennes règles du jeu. Ses programmes de « relance » traduisent la logique fondamentale de l’Etat rentier évoquée plus haut : l’allocation des bénéfices de la rente aux groupes sociaux en échange de leur loyauté. Cette politique lui permet de construire des clientèles : la « famille révolutionnaire », la réactivation, dans une entreprise d’invention d’un nouveau makhzen, des zaouïas et des notables tribaux ; l’UGTA, le patronat et bien sûr les forces de l’argent, les « tycoons » pour financer ses campagnes électorales. Ces derniers, constitués soit par le patronage du centre soit dans le marché noir, réinvestissent une partie de l’argent accumulé via l’évasion fiscale pour consolider leurs appuis ou s’acheter des protections politiques.
Pour revenir à l’affaiblissement des « généraux décideurs » avec la mise à l’écart de Belkheir, le départ à la retraite de Nezzar, la démission de Mohamed Lamari, la mort du numéro 2 du DRS, le général Smaïn, que reste-t-il concrètement de ce « Collège des prétoriens » comme vous l’appelez ? Nous avons l’impression d’avoir affaire à une configuration bicéphale du pouvoir : d’un côté, Bouteflika, président civil, de l’autre, le général-major Toufik, tirant les ficelles dans l’ombre…
Les prétoriens à l’origine de l’avortement du processus de démocratisation, que certains présentaient volontiers en 2004 comme des « républicains » opposés au « sultanat » de Bouteflika, étaient au premier rang des personnes qui soutenaient le troisième mandat du raïs ! Après le départ de Mohamed Lamari en 2004, la mise à l’écart du général Larbi Belkheir en août 2005 et la mort de Smaïn Lamari en août 2008, il ne reste plus que le général-major Mohamed Mediene dit « Toufik », indéboulonnable patron du DRS depuis 1990. Il faut dire que le coup de l’élection présidentielle d’avril 2004 ne pouvait pas se faire sans son appui. Le DRS est l’appareil le plus important du système, c’est la colonne vertébrale du régime. Bouteflika n’a pas réussi, au cours de ses deux premiers mandats, à prendre le contrôle de cet appareil. Chacun exerce une sorte de veto sur l’autre. Y parviendra-t-il lors du troisième mandat ?
Pour finir, d’où pourrait venir le changement ? Et quelles sont les possibilités de la société civile pour échapper à cette gestion autoritaire de la société ?
On entend souvent dire que le régime ne tiendra pas parce qu’il n’a plus de légitimité. C’est une prophétie « auto-réalisatrice ». Un régime politique peut durer alors même qu’il n’a plus de légitimité. La fin d’un régime ne dépend pas de sa légitimité, elle dépend de l’émergence d’une alternative crédible au système en place. Cette alternative avait été dessinée par les réformateurs. L’appareil de coercition avait cependant la capacité et la volonté d’arrêter le processus de sortie de l’autoritarisme quel qu’en soit le coût. On peut mesurer aujourd’hui le coût de cet avortement. (Suite et fin)
Par Mustapha Benfodil
Bio Express
Mohamed Hachemaoui est né en 1975. Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, il est titulaire d’un doctorat en sociologie politique. Il a consacré sa thèse à la corruption politique en Algérie. Mohamed Hachemaoui est actuellement professeur-invité à l’université de Perpignan. Auteur de plusieurs articles et études en relation avec le pouvoir en Algérie, il se prépare à sortir un livre sous le titre : Clientélisme et corruption dans l’Algérie contemporaine. Mohamed Hachemaoui est surtout connu du public algérien en qualité de modérateur des débats d’El Watan dont la dernière édition était dédiée à la problématique des intellectuels et le pouvoir en Algérie avec comme invité Mohamed Harbi.
bjr mrs d’el watan voilà des interviews que nous aimerons lire plus svt ds votre journal merci et salutations amokrane nourdine boghni